Tunisie – L’UGTT et le « dégagisme » politique

 Tunisie – L’UGTT et le « dégagisme » politique

Des salariés rassemblés devant le siège de l’Union générale des travailleurs tunisiens à Tunis


Le slogan « Dégage » agité contre le dictateur durant la révolution est repris constamment par les protestataires de tous bords, civils, politiques ou syndicaux, contre les dirigeants et gouvernements successifs de la transition. L’UGTT, rompue aux combats politiques et sociaux, l’a encore repris à son compte, comme dans la dernière grève des agents publics, pour contrecarrer toute résistance du gouvernement.


Tout groupe de la société civile, tout syndicat, tout parti politique, tout groupe des régions défavorisées ou toute personne qui n’arrive pas en Tunisie à obtenir une quelconque satisfaction dans une revendication déterminée, et qui le manifeste dans la rue ou face aux médias, dans les villes ou sur les routes, recourt aussitôt à la politique du « dégagisme » et au fameux cri de guerre des journées révolutionnaires : le « Dégage ». Un slogan qui a fait fortune ailleurs, dans les rues égyptiennes ou françaises même, après la révolution tunisienne.


Le « Dégage » est courant dans les groupes politiques essentiellement contestataires (Front Populaire) ou syndicaux (UGTT) ou dans les manifestations et émeutes des régions et villes marginalisées (Sidi Bouzid, Kasserine, Thala, Siliana). Ce fameux slogan brandi contre le régime de Ben Ali les derniers jours de la Révolution, qui a exprimé le ras-le-bol de tout un peuple contre un dictateur, se reproduit de manière récurrente depuis lors contre toute sorte d’autorité. Il s’adresse principalement au pouvoir politique: le Président, le chef du gouvernement, le Parlement, les ministres, la coalition majoritaire, les gouverneurs, les délégués. Mais, on a aussi l’habitude de voir brandir le même slogan contre de simples autorités administratives, dans les ministères ou contre les dirigeants des entreprises publiques, et aussi contre les employeurs d’entreprises privées, s’il s’agit d’une revendication dans les différents secteurs privés, notamment dans les entreprises.


Le « Dégage » est un ordre, comme l’indique le temps utilisé: l’impératif présent. Un ordre du revendicateur adressé à un acteur, sujet de  revendication. Un ordre qui ne doit pas souffrir la moindre résistance ou contestation. Le slogan montre que, dans l’esprit du revendicateur, toute discussion, tout arrangement, tout compromis est devenu impossible avec le représentant de l’autorité, quelle que soit sa nature. Celle-ci n’a plus d’autre issue que de « dégager », de céder sa place ou son pouvoir à une autre autorité, qui pourrait être plus conciliante avec le revendicateur. Même s’il n’est pas sûr que la nouvelle autorité le soit dans la réalité, après la chute éventuelle de l’autorité précédente. Une autorité succédant à l’autorité dégagée peut toujours continuer son opposition au groupe revendicateur par d’autres moyens ou par des moyens plus subtils. Chose conduisant à la reformulation du « Dégage » contre la nouvelle autorité elle-même, si, comme la précédente, les revendicateurs n’arrivent pas  à trouver une solution qui leur soit favorable. Ainsi, les syndicats de l’enseignement secondaire et primaire ont réussi à « dégager » l’obstiné Néji Jalloul, l’ancien ministre de l’Education nationale ou du moins à obtenir son remplacement par Hatem Ben Salem, qui, lui-même, a continué, avec un autre style, à s’opposer aux revendications salariales et professionnelles de ces syndicats relevant de l’Ugtt. On a alors affiché contre Hatem Ben Salem à son tour le fameux « Dégage » dans les grèves et sit-in multiples. « Un ministre ne peut avoir raison contre des milliers d’enseignants », ne cessent de répéter les contestataires.


Aujourd’hui, le leader syndical lui-même, Tabboubi, lors de la dernière grève des agents publics, a brandi le « Dégage » contre le gouvernement Chahed en entier, parce qu'il n'a pas accepté de donner satisfaction à l’Ugtt pour l’augmentation des salaires de la fonction publique et leur assimilation au secteur privé. Si bien que « Grève » et « Dégage », comme beaucoup de manifestations précédentes de l’Ugtt, devenant de plus en plus équivalentes, finissent par signifier la même chose. A chaque grève de l’Ugtt, les syndiqués affichent de manière ostentatoire à l’adresse de l’opinion nationale et de l’opinion internationale, notamment aux bailleurs de fonds du gouvernement (FMI), leur volonté de « dégager » tantôt le gouvernement, tantôt les ministres réfractaires. La grève n’est plus l’ultime recours de contestation quand toutes les autres issues ont été bloquées, mais un procédé permettant de provoquer la chute du gouvernement ou du ministre récalcitrant. On est quasiment dans le romantisme libertaire, qui appelle de ses vœux, et simultanément, la chute du pouvoir et le vide au pouvoir. Ce n’est pas un hasard si c’est l’Ugtt qui a insisté pour inclure le droit de grève dans la Constitution.


La nature du gouvernement réfractaire importe peu à l’Ugtt. Il peut être légitime ou illégitime, allié ou pas avec les islamistes, en accord ou en hostilité avec le président Essebsi, soutenu ou pas par l’opinion. L’Ugtt n’est à la limite à l’aise que lorsqu’elle gouverne. Elle gouverne surtout par le non gouvernement des autres. Ses revendications sont toujours « légitimes », les résistances et arguments budgétaires ou politiques du pouvoir sont toujours superfétatoires à ses yeux. Elle incarne la justice sociale, les intérêts des travailleurs et de la classe moyenne au moment où l’autre partie gouvernementale revêt l’habit de l’oligarchie bourgeoise et conservatrice, laïque ou islamiste, inapte au réformisme et au progrès social. Sur le plan politique, l’Ugtt se considère comme le substitut d’une gauche politiquement déficitaire. C’est elle qui parle à juste titre, en vertu de son militantisme syndical et politique, au nom de la gauche tunisienne.


L’Ugtt a renforcé son esprit et action dégagistes depuis qu’elle a réussi à jouer un rôle de premier plan lors des manifestations des derniers jours de la révolution, notamment à Sfax le 12 janvier et à Tunis le 14 janvier 2011. A Sfax la section régionale a fait l’essentiel, à Tunis, l’Ugtt a discipliné la manifestation finale et a tenu le cordon de ses troupes de la Rue Mohamed Ali au ministère de l’Intérieur de l’Avenue Habib Bourguiba. La fuite et la chute de Ben Ali lui doivent beaucoup. Ce qui est incontestable.


Le dégagisme invoqué par la Centrale s’est encore renforcé dans la transition à l’égard du pouvoir, accusé d’incompétence économique, d’instabilité politique et suspect de passivité, voire de complaisance à l’égard de la grande corruption. Les salaires se sont dépréciés en rapport avec l’inflation galopante, alors que le chômage s’est renforcé depuis quelques années, démentant le slogan de « la Révolution de la dignité ». Le gouvernement est manifestement préoccupé par des arrangements politiques post-électoraux, il est inféodé au dictat du FMI, peu soucieux de la dignité des travailleurs. Comme d’habitude, et dans la tradition de l’Ugtt, la contestation confond le social, le syndical, le politique et l’économique.


Le dégagisme était au moment de la Révolution l’expression de la fin de la peur collective des Tunisiens et des contraintes du pouvoir. Il exprimait l’audace retrouvée de tout un peuple en sursis. Le dégagisme de l’Ugtt exprime aujourd’hui la force d’un syndicat rendu puissant par l’impuissance des gouvernements successifs, qui, tous ont donné l’impression de ne maîtriser ni l’économique, ni le politique, ni le social. La nature a horreur du vide, surtout lorsque cette « nature » est habitée par la Révolution.

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