Point de vue – Tunisie. Les dangers de l’inconnu sur inconnu

 Point de vue – Tunisie. Les dangers de l’inconnu sur inconnu

Manifestation contre la politique du président tunisien Kais Saied devant le ministère de l’Intérieur à Tunis, le 13 septembre 2024, à l’approche de l’élection présidentielle prévue le 6 octobre 2024. (Photo de FETHI BELAID / AFP)

L’inconnu est visiblement fatal à la clarté nécessaire et à la transparence exigée par les citoyens et électeurs dans la vie politique. Mais l’inconnu sur inconnu risque à plus forte raison d’emporter tout le processus électoral.

 

L’élection est déjà normalement une inconnue, généralement imprévisible quant au choix de l’homme désigné par les électeurs et quant à la nature et la dimension de la majorité obtenue et des rapports de force, au-delà des sondages, du moins lorsqu’ils sont tolérés. Mais la Tunisie fait mieux. Elle vit une époque exceptionnellement décadente, où à l’inconnu électoral se surajoute l’inconnu de la destinée de l’élection du 6 octobre elle-même. Cette élection va-t-elle être maintenue ? Sa date va-t-elle être réexaminée comme le demande la dernière décision du tribunal administratif en assemblée plénière, qui n’en démord toujours pas, et qui voudrait établir une égalité de chance entre les candidats maintenus et les candidats illégalement écartés par l’ISIE ? Cette élection va-t-elle être totalement annulée pour illégalité ou pour illégitimité, comme le demandent plusieurs dirigeants de l’opposition, militants, citoyens et l’opinion publique elle-même ? Ils réclament tous au préalable un assainissement du climat électoral, un débat libre, devant précéder les élections, ainsi que le respect des droits et libertés de tous les candidats sans exception.

 

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Le climat électoral devient trop incertain avec les arrestations illégales et expéditives des candidats, de leurs collaborateurs, de leurs proches, et même des militants de partis sans candidats. Les observateurs n’ignorent pas d’ailleurs que le tribunal administratif, qui contrôle les résultats des élections, a de fortes chances d’annuler toute l’opération électorale à la suite des résultats. Or, l’inconnu qui entoure l’opération électorale ne peut être favorable aux droits et libertés des électeurs, qui ont besoin de certitude, à commencer par le respect des droits des candidats et de tous, hommes et femmes, et la fin des arrestations arbitraires des hommes politiques, avocats, journalistes pour que la liberté de vote ait un sens. L’élection est censée être un acte de liberté, de fête électorale, et non une ambiance de pompes funèbres. L’inconnu, c’est ce qui à l’évidence n’est pas connu. Or, les citoyens, les candidats et les électeurs ont besoin d’avoir confiance dans la certitude de leurs droits et de leurs libertés, comme dans les élections de 2011, 2014, 2019. L’incertitude est le terreau de l’arbitraire, comme le montre le non-respect des formes et procédures.

 

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C’est dans ce sens que se situe la manifestation organisée le 13 septembre par le réseau tunisien des droits et des libertés, constitué par un collectif réunissant plusieurs partis d’opposition et plusieurs associations militantes de défense des droits et libertés. Les Tunisiens voulaient protester contre cet inconnu submergeant la stratosphère électorale. L’inconnu permettra à Saied d’être juge et parti, organisant les élections à sa guise, arrêtant qui il veut, violant la loi qu’il veut, pour rendre l’ambiance électorale détestable, épuiser les candidats eux-mêmes en les forçant à l’abandon de leur candidature, en jouant sur leurs nerfs, pour faire émerger artificiellement sa propre candidature, alors qu’il est au summum de l’impopularité. Force est de reconnaitre que la politique du pire n’a pas déteint sur l’enthousiasme des manifestants tunisiens qui gardent un espoir inépuisable pour changer les destinées de leur pays, éliminer une dictature délirante qui a échoué à tous les niveaux (voir les slogans des manifestants : « Compétences de pharaon, réalisations de tortue », « Game over », « la rue est le domaine du peuple », etc.), ou pour sortir la démocratie des ténèbres, de l’injustice, de l’illégalité, de la méconnaissance de l’altérité. Les Tunisiens ont tout perdu depuis 2021 : droits, libertés, dignité, niveau de vie, stabilité économique, environnement, confiance diplomatique. Le stabilisateur présumé s’est avéré aussi instable que déstabilisant.

 

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La rue voulait montrer au pouvoir à huis-clos, qui ne cesse de gouverner dans l’inconnu, sans vision, sans associer quiconque, mis à part ses partisans, eux-mêmes contaminés par l’intolérance de leur chef, que la Tunisie, c’est tout simplement le peuple ; que le peuple aspire depuis la révolution à la liberté, à la démocratie, à la dignité. Le nationalisme fanfaronné ici ou là ne peut se faire sur le dos de la nation et de ses différentes composantes, quelle que soit leurs couleurs politiques. Le président Kais Saied va trop loin, ne respecte plus rien, alors que les aiguilles de l’horloge historique ont bien changé pour les Tunisiens depuis la révolution. Ils tiennent désormais la liberté et la dignité pour sacré, qu’ils méritent plus que tout. Ce sont les manifestants qui étaient civilisés dans leur marche du 13 septembre au centre-ville de la capitale. Une ambiance joyeuse ressortait de ces Tunisiens ordinaires, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, lassés de toutes les dérives grotesques du pouvoir. Ils se sont dits avec raison qu’il ne peut y avoir de retour en arrière. Une nation progresse dans le sens du renforcement des droits et libertés, de l’amélioration des conditions de vie, et non dans le sens de leur anéantissement.

 

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Le rappel à l’ordre du peuple et de ses représentants légitimes se surajoute à celui du tribunal administratif en assemblée plénière qui a réitéré encore une fois il y a deux jours sa pétition de principe en faveur des droits et libertés des candidats écartés illégalement aux présidentielles en ordonnant la réintégration de Mondher Zenaidi. Il se surajoute aussi à l’appel des élites, des associations, des académiciens et professeurs de droit, des avocats, des médias. Les juges judiciaires commencent à résister, au détriment de leur carrière, en refusant de bénir l’illicite. Certains d’entre eux, comme la brave juge Assia Labidi a été rétrogradée professionnellement pour n’avoir pas accepté la rétrogradation des valeurs de justice dans son pays. La Tunisie lui sera sans doute reconnaissante demain. En tout cas, l’étau se resserre vis-à-vis d’un pouvoir aux abois, de plus en plus intolérant, qui ne semble plus représenter que lui-même et qui s’illusionne du score circonstanciel de 2019. L’opinion publique se renforce de proche en proche à l’approche de l’élection et à mesure que grandisse l’intolérance du pouvoir. Elle craint que toutes ces incertitudes contribuent à la mise en place demain d’un désordre à tous les niveaux, encore plus affligeant dans le pays. Désordre, puisqu’on ne connait plus le nombre officiel des candidats, les « vrais » et les « faux » (un ou deux ou trois ou quatre ou six), la nature des débats à organiser, et l’inconnu surplombant la légalité de toute l’opération électorale.

 

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Hatem M'rad