Point de vue – Tunisie. Priorités nationales contre priorités partisanes

 Point de vue – Tunisie. Priorités nationales contre priorités partisanes

YASSINE GAIDI / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP

Les priorités nationales, comme la modification du régime politique, les réformes structurelles en économie ou de l’Education, ne correspondent nullement aux priorités des partis. Le pays commence déjà à en payer le prix.

 

Dans le système dictatorial du passé, État et parti étaient organiquement confondus. Une opération réalisée sous la houlette d’un parti unique, puis hégémonique. Nul ne s’étonne alors que les priorités nationales et les priorités partisanes étaient par la force des choses fonctionnellement confondues. Mais, dans la fragile démocratie de transition, les priorités nationales et les priorités partisanes ne sont plus superposées comme dans le passé, alors même qu’elles devraient l’être plus qu’à tout autre moment. Les attentes, les acquis et les espoirs de la Révolution sont historiquement nationales. Malheureusement, ces priorités nationales sont aujourd’hui dissoutes par les priorités partisanes, dont les intérêts sont pressants et immédiates, toujours à la recherche d’un équilibre stable sans y parvenir, ou plutôt sans vouloir y parvenir.

Pourtant, une classe politique lucide, qui voit loin, qui a le sens des intérêts stratégiques nationaux, devrait être consciente des trois impératifs dépassant les intérêts et les ambitions des partis et des acteurs.

Modifier le régime

1) D’abord, premier impératif, modifier le régime politique actuel, source de tous les malheurs du pays, par un dialogue national ou toute autre forme politique ou constitutionnelle. A quoi servira le dialogue économique proposé aujourd’hui par l’UGTT, si au préalable, on n’a pas mis fin à l’instabilité du système politique ? Ce régime politique semble à l’évidence fait sur mesure pour les partis politiques, et non pour la communauté nationale. Il donne libre cours aux combinaisons déchirantes et contradictoires, au détriment du choix électoral réel des citoyens. La partitocratie appauvrit, comme on le voit au Parlement, la qualité du débat public. Le complotisme et le lobbysme sont revendiqués par les gouvernés et les gouvernants à chaque fois que ces derniers affrontent des problèmes complexes. L’instabilité profite à ceux, les gouvernants, dont le premier devoir est de réaliser la stabilité politique.

Le régime est même profitable financièrement à la classe politique et parlementaire : marchandage, chantage, nomadisme, désignation calculée des ministres dans l’espoir de les déstabiliser. Financièrement rentable, le système ouvre immoralement la voie à la corruption. Plus grave encore, le régime politique actuel a des potentialités dissolvantes de la communauté nationale, au-delà de ses effets anti-étatiques. La Tunisie est redevenue autant une « poussière d’individus », une « poussière de partis » qu’une « communauté poussiéreuse ». C’est pour cela que les Tunisiens n’ont plus le sentiment d’être représentés sur le plan politique par ce régime qui les dessert au premier chef, qui s’est avéré une arme despotique contre la citoyenneté elle-même. Normal qu’ils se jettent dans les bras des extrémistes et populistes de tous genres. Peu importe la majorité qui a remporté les élections du jour, elle est incapable de « représenter » en profondeur la société et les citoyens. Comme le montre les majorités successives changeantes et contradictoires, sans logique véritable.

Réformes structurelles de l’économie

2) Ensuite, deuxième impératif, s’occuper principalement des réformes économiques et sociales à caractère structurel, dont les effets pourront se ressentir à moyen et long terme. Un régime devrait stabiliser la société et les institutions, en favorisant la gouvernabilité dans la durée. Les réformateurs authentiques sont dans l’impuissance de réformer quoi que ce soit en l’absence d’une quelconque stabilité politique. Tout le monde en était conscient depuis la Révolution. Mais le fossé se creuse de plus en plus entre la nécessité de réformer l’économie et la société, la dispersion volontaire ou involontaire des partis, et l’impossibilité de réformer au rythme politique actuel.

La Tunisie est entrée dans la zone des « Failed States », à force de reculer l’échéance des réformes économiques structurelles dont les économistes du pays appellent de leurs vœux depuis une décennie. Pire encore, le recul économique apparait de plus en plus comme le corollaire du recul politique, alors qu’on pensait jusque-là que le nouveau souffle politique retentira sur l’essor économique. Les politiques, les partis, les majorités, et même les coalitions ne tiennent plus les rênes du système. Ils agissent aveuglément, au jour le jour, sans perspective, sans prévision. Le budget annuel n’a de but pour les partis et les acteurs engagés que de redresser les situations économiques précédentes ou actuelles, d’augmenter quelques taxes, de gérer la fluctuation du prix des hydrocarbures ou des dettes accumulées d’année en année, de se soucier des salaires et des augmentations ponctuelles, et de surveiller, sans aucune prise, le prix du couffin. Les réformes fondamentales sont renvoyées aux majorités postérieures. Pourtant, sans ces réformes, les gouvernements successifs et éphémères n’ont aucune emprise sur le destin national ou sur le leur. Ils ne peuvent plus y aller vers l’avant, ce sont des acteurs « héroïques » de l’histoire à reculons. Car, est « héroïque » celui qui gère l’échec permanent. Si la politique définit les finalités de l’Etat et l’économie les moyens de les réaliser, on n’a aucune peine à imaginer une société où l’agitation politique et sociale et le déficit économique ne permettent ni de réaliser les finalités politiques, ni même de trouver des moyens suffisants pour espérer le faire.

L’éducation, c’est la civilisation

3) Enfin, troisième impératif, améliorer, moderniser, et renforcer encore le système éducatif, qui risque de tomber en ruine bientôt, faute de compétences, de savoir scientifique, d’élites, et d’éducateurs de qualité. Jusqu’à quand devons-nous rester passifs face à la décrépitude de plus en plus spectaculaire du niveau de l’éducation et de l’université, faute de réformateurs et de volontarisme politique ? A long terme, l’Education, c’est la civilisation même, puisque la culture et la science en dépendent. Aux États-Unis, les universités sont au centre de toutes les décisions fondamentales et stratégiques de l’Etat (un des vaccins contre la Covid a été découvert à la suite d’une collaboration entre un laboratoire et des chercheurs de Harvard). La science et la liberté peuvent créer des richesses, pour peu que la stabilité politique et la bonne santé économique soient à l’ordre du jour.

Il faut avoir le courage de le dire, loin de la démagogie bourguibienne, que dans un pays de 1.700.000 analphabètes sur 12 millions d’habitants (INSEE), incluant en partie les abandons scolaires, l’éducation doit être considérée objectivement comme un échec stratégique national, un secteur sinistré, au-delà de ses mérites post-indépendance. L’éducation de masse, aussi dépréciée soit-elle, ne concerne plus les masses, à supposer qu’elle concerne encore les élites. Collèges et lycées souffrent d’irrationalité et d’improvisation organisationnelle (programmes, planning, absentéisme). Faute de moyens, les éducateurs, à supposer que cette mission ait encore un sens, se rabattent sur le veau d’or.

L’éducation nationale, source de richesse d’un petit pays sans ressources, devrait redevenir le vecteur stratégique national. Malgré les dépoussiérages successifs, le contenu des programmes et manuels scolaires est encore entaché de lourdeurs passéistes, de préjugés et d’irrationalisme (le syndrome de « Halima et de sa gargoulette près du fleuve » est toujours là, à l’époque numérique). L’Université, elle, n’a plus de moyens. Les chercheurs, comme les bibliothèques, sont sacrifiés depuis une décennie au nom de l’austérité, alors même que les livres coûtent de plus en plus cher. Notre faillite économique et notre monnaie de singe ne peuvent plus en payer le prix. Les budgets des activités scientifiques sont plutôt à rechercher du côté des fondations allemandes. La plupart des étudiants qui accèdent pour la première fois à l’université, ont déjà du mal à s’exprimer et à faire des analyses logiques, rationnelles et fondées. Même au master, on ne voit plus de bonds spectaculaires. Normal, au secondaire, on n’apprend toujours pas aux élèves à réfléchir spontanément par eux-mêmes. La science doit sortir de la seule bouche de l’enseignant. De quoi désacraliser la maïeutique de Socrate. Les pédagogues sont trop soucieux d’achever dans les temps le programme imposé par l’inspection générale, jusqu’à terroriser les élèves. Alors, le langage se rétrécit, l’expression linguistique se dissout, la connaissance s’évapore et les cultures facebookienne et instagrameuse font le reste.

Faut-il encore rappeler cette banalité que l’éducation mène à tout : à l’égalité, à la liberté, à la promotion sociale, au progrès, à la richesse collective. Mais, comme tout est lié, sans ressources financières, l’ascenseur social de l’éducation reste en panne, la promotion sociale se fait rare, le progrès se fige, les élites cesseront de circuler et le renouvellement générationnel se fige. Un pays en déclin est alors en proie aux puissances dynamiques ou étrangères, comme c’est déjà le cas (Qatar, Turquie, aides occidentales). Ne l’oublions pas, la Tunisie a « l’expérience » des occupations étrangères et de l’asservissement politique. Des réflexes qui n’attendent qu’un signal pour retrouver leur penchant naturel. A ce moment-là, toutes les déclarations pompeuses et irréelles de souverainisme ou de nationalisme des dirigeants et partis politiques n’y pourront rien.

Dix ans déjà, et les priorités partisanes n’arrivent toujours pas à être au diapason des priorités nationales.

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Hatem M'rad