Tunisie. Une confortable ambiguïté – « L’ennemi de mon ennemi est mon ami »

 Tunisie. Une confortable ambiguïté – « L’ennemi de mon ennemi est mon ami »

Les forces militaires sécurisant le siège du Parlement tunisien, suspendu par le président Kais Saied le 26 juillet 2021. Nacer Talel / Agence Anadolu / Agence Anadolu via AFP

Une ambiguïté plane depuis quelques mois dans l’équation établie entre l’anti-islamisme et le soutien du coup de force de Kais Saied.

 

La politique est étonnante. Logique et illogique se confondent souvent par calcul de boutiquier entre ami-ennemi. « Ami-ennemi » moins dans le sens philosophique de la dialectique des rapports entre adversaires, que dans son aspect militaire d’après lequel « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Quand la conscience se perd dans l’animosité politico-psychologique, elle n’est plus à l’abri de l’ambiguïté, ou pire, de la contradiction manifeste. L’anti-islamisme est surtout un sentiment en Tunisie, pas tout à fait une politique. Sans doute, un autre registre de la « conscience errante ». Comme certains philosophes du passé, à la manière de Pierre Bayle au XVIIe siècle, qui, tout en étant sceptique, prônant la tolérance même, adhère à l’absolutisme royal. Liberté et absolutisme finissent par n’en faire qu’un. A quelle valeur faut-il croire, quelle valeur retenir alors, tant la confusion politique et intellectuelle paraisse intenable. On le voit encore en Tunisie entre le rejet des dérives de l’islamisme politique et le soutien de l’exceptionnalisme absolutiste saiedien de l’heure. Equation à travers laquelle l’ambiguïté des valeurs parait frappante chez les défenseurs même des valeurs. Ambiguïté et illogisme paraissent à trois niveaux :

On peut ainsi être anti-islamiste sur un plan civilisationnel, par opposition au conservatisme traditionnel, aux formes théocratiques explicites ou diffuses, à l’interférence du religieux dans le politique, et par attachement aux valeurs de sécularité, de tolérance et de modernité ; on peut encore être anti-islamiste sur le plan politique, par opposition à la confiscation et concentration musclées des pouvoirs, à la violence comme forme de « régulation » politique, et par attachement aux valeurs démocratiques, aux principes de droit et de liberté ; on peut enfin être anti-islamiste par refus du désordre, du chaos, de l’ingouvernabilité criante, du non professionnalisme politique et technique flagrant, et par attachement à l’ordre social, technocratique, à prédominance économique, et basée sur des paramètres rationnels.

Dans les trois cas de figure, et en toute logique philosophique, ces types d’anti-islamisme ne peuvent conduire les Tunisiens au soutien politique de l’exceptionnalisme de Kais Saied, détenteur des « pleins pouvoirs », extensibles à volonté dans l’espace et dans le temps. Les « pleins pouvoirs » de celui-ci ne peuvent satisfaire fondamentalement ni les premiers anti-islamistes de type civilisationnel (Saied est conservateur, traditionaliste, non moderniste et passéiste), ni les seconds anti-islamistes pro-démocratiques (coup de force anticonstitutionnel, état d’exception, pleins pouvoirs, manipulation sécuritaire de certains droits-libertés), ni les troisièmes anti-islamistes partisans de l’ordre (puisqu’une nouvelle improvisation politique, économique, sociale, institutionnelle s’est installée depuis le 25 juillet).

On s’étonne donc de cette équation qui a la faveur des Tunisiens, de cette juxtaposition de l’anti-islamisme au soutien du coup de force saiedien. Comment accepter de remplacer un conservatisme par un autre, un désordre par un autre, une violence par une autre, un mal par un autre (dans les résultats, pas dans les intentions) ?

La devise du jour est lyriquement claire : « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Elle ne demande pas beaucoup d’imagination, ni beaucoup d’efforts intellectuels. La facilité rejoint le sophisme. Quant aux valeurs politiques et démocratiques, il faudrait les replacer dans l’archéologie de l’histoire. Voilà le sens de l’ambiguïté politique dévastatrice actuelle. On bénit la politique du mal par le mal, comme si le mal était terriblement contagieux. Les corrompus, Saied ne voudrait aucunement discuter avec eux dans quelque type de dialogue que ce soit. C’est comme si on disait que les voleurs, il faudrait aussi les voler, et les assassins, les assassiner, selon le même procédé du talion. Parallélisme des formes primaire.

Quelle morale que le transfert de cette loi barbare du talion en politique? Pourtant, le proverbe repris par  l’Ancien Testament, « œil pour œil et dent pour dent », rentre bien dans le vocabulaire de l’état d’exception. La justice n’est pas pour les acteurs politiques d’avant-coup de force, même si Justice et Politique ne suivent pas une logique similaire. Ne pas dialoguer avec des courants politiques dans leur totalité, parce que les uns ont des dirigeants corrompus et complices dans des faits de terrorisme, les autres parce qu’ils sont collectivement co-responsables de la dégradation de la situation politique de la transition, est déjà une anticipation dangereuse sur un résultat politique et institutionnel voulu par un seul homme, dont il ne faut pas oublier qu’il a été élu au premier tour par 620.711 électeurs, c’est-à-dire 18,40% des suffrages (ses véritables partisans), et au deuxième tour par défaut ou par dépit (écarter un personnage corrompu).

Ecarter l’ensemble des partis légaux du dialogue sur les réformes institutionnelles majeures, même en se rabattant sur une consultation-plébiscite orientée, est nécessairement perçu comme une volonté d’appropriation de tous les pouvoirs, déjà « trop pleins ». Une politique d’exclusion, sélective, peu apte au rétablissement de la confiance en la politique, perdue depuis des lustres. En démocratie, on ne considère pas que, c’est la fin qui doit justifier les moyens (la politique de la brutalité), mais que ce sont les moyens qui doivent justifier les fins. Sauf à croire que la démocratie est sélective, aussi sélective que la dictature, aussi brutale qu’elle dans l’élimination des adversaires gênants. Un peu comme le pluralisme sélectif et autoritaire de Ben Ali, qui triait les partis devant entrer au parlement, ou même comme ce fameux mode de scrutin électoral mixte qu’il a choisi pour les législatives, qui décidait à l’avance du nombre exact des sièges à attribuer à l’opposition.

Doit-on nécessairement accepter, après le coup de force islamiste, le coup de force saiedien et accepter que l’ennemi de mon ennemi soit mon ami ? Doit-on croire à cette logique de la négation-vengeance, abstraction faite de la teneur de cette négation ? Doit-on admettre la substitution d’une intimidation par une autre, d’un cynisme par un autre, sous prétexte que le procédé le plus récent (non islamiste) est censé annuler le plus ancien (islamiste) ou censé être plus édulcoré? Non. Admettre cela, c’est faire planer le doute sur une jeune démocratie, déjà bancale. C’est bénir la politique du fait accompli, de l’illusion entre les mains d’un président solipsiste, qui gouverne par l’exclusion et les promesses métaphysiques, dont la politique n’est qu’une option futuriste négatrice des défis présents et réels, usurpatrice de l’espace public. Un anti-islamisme primaire se mettant au niveau du coup de force politique est bien la traduction d’une confortable et rassurante ambiguïté de l’esprit qui a du mal à maîtriser la complexité des choses.

 

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Hatem M'rad