Vers un libéralisme social ?

 Vers un libéralisme social ?

ERIC CABANIS / AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique 


 


Philosophiquement, le libéralisme originaire n’était guère un libéralisme ploutocratique qui prônait la cupidité. Le libéralisme de Montesquieu ou de John Locke étaient encore d’ordre aristocratique. Mais, Jeremy Bentham se proclamait citoyen du monde et s’emportait contre la tendance calculatrice et égoïste allant à l’encontre de l’intérêt général. Stuart Mill  a été traité de « socialiste », parce qu’il a condamné les injustices de la société existante. Frédéric Bastiat affirmait qu’il opterait pour le socialisme s’il n’entrevoyait pas la fonction sociale du capital. Sismondi enseignait que l’économie est la théorie du bien-être pour  tous, qui doit assurer le plus de bonheur possible, lui qui a été marqué par les effets de la crise qu’a traversé l’économie européenne dans les années 18161820 et par les souffrances cruelles qui ont affecté tout autant les entrepreneurs, les commerçants, les agriculteurs, les banquiers que les ouvriers des manufactures. Le libéralisme de Benjamin Constant au XIXe siècle était encore embourgeoisé, même s’il a été largement constitutionnalisé par ses soins. Alexis de Tocqueville, plus tard, est celui qui a franchement démocratisé le libéralisme sans le socialiser pour autant. Il considérait que la marche vers l’égalité et vers la démocratie était historiquement inéluctable, même s’il était encore aristocrate de cœur.


 


Au XXe siècle, le libéralisme a continué son évolution. Horrifié par l’ultralibéralisme de Friedrich Hayek, qui plaçait la loi sous l’égide du calcul économique et qui préférait une dictature libérale à un gouvernement démocratique sans libéralisme, Raymond Aron considérait que le calcul économique doit plutôt être placé sous l’autorité de la loi, que le but d’une société libre était de limiter le plus possible le gouvernement des hommes par les hommes et que la démocratie libérale est dominée par le règne de la loi. Aujourd’hui, à partir de « La théorie de la justice » de John Rawls, de la théorie de la reconnaissance de Charles Taylor et d’Axel Honneth, comme fondement de la société et du vouloir vivre collectif, il est devenu nécessaire de réfléchir sur la compatibilité entre le libéralisme et une authentique justice sociale, en cherchant notamment à penser le marché dans ses dimensions morale et politique. Georges Burdeau n’a à cet égard pas eu tort de recourir à l’expression « la socialisation du libéralisme » pour exprimer la revanche du social sur le volontarisme politique dans les systèmes libéraux.


 


De toutes les manières, aujourd’hui plus que par le passé, le libéralisme n’a plus la capacité morale de tourner le dos aux valeurs sociales et aux exigences de la solidarité humaine. Il y va, politiquement parlant, de son action intégrative à l’égard des citoyens. La tendance démocratique, qui était perçue par Oswald Spengler et Friedrich Nietzsche comme un signe de décadence de l’Occident, est aujourd’hui le résultat moins d’une volonté humaine que d’une nécessité sociale. Cela s’est traduit par des transferts sociaux et fiscaux au nom de la justice sociale, de l’équité, de la démocratie et des droits de l’homme. L’exception réside peut-être dans le système américain pour des raisons sans doute spécifiques à cette nation. Le rêve américain symbolisé par la réussite par soimême et par l’égalité des chances, c’estàdire symbolisé par ce que fait chaque américain de la liberté qui lui est accordée par les pères fondateurs, aboutit au déclassement des moins entreprenants et des plus faibles au profit de ceux qui ont une meilleure capacité d’adaptation. C’est sans doute grave au regard du monde extérieur, mais à l’intérieur des États-Unis, plane un consensus sur la valeur morale, étayée par l’éthique protestante de l’American way of life.


 


Mais, le point important à relever est que les réformes sociales introduites dans les régimes libéraux n’ont jamais pu être paralysées par l’action des minorités économiquement privilégiées. Ces minorités ne parviennent pas à dicter la politique générale de ces régimes. Il suffit d’observer l’évolution sociale du XXe siècle pour constater que ces minorités économiques, dites toutespuissantes, n’ont pu empêcher dans aucun pays d’Europe occidentale des transformations auxquelles elles ont toujours été hostiles. Elles n’ont pu empêcher, par exemple, la décolonisation, la nationalisation d’une partie des industries en France et en Grande- Bretagne. Elles n’ont certainement pas empêché l’extension de la législation sociale. Cela est tout à fait de nature à rapprocher la démocratie libérale dite formelle de la démocratie réelle. La poussée en faveur de l’égalité, du droit des travailleurs, des moins nantis, est irrésistible, voire « providentielle », comme l’aurait dit Tocqueville. Les régimes libéraux n’y échappent pas, ni sur le plan moral, ni sur le plan de la légitimité politique, ni sur le plan électoral. C’est aussi une question de cohérence philosophique et politique. Placer les droits individuels au sommet de la hiérarchie des valeurs sociales suppose que ces droits individuels soient accordés à tous ou à personne. C’est un peu la difficulté qu’aura à résoudre le libéralisme au XXIe siècle.


 


Un libéralisme social, n’est-ce pas l’harmonisation de l’efficacité économique, du respect de la loi, des libertés individuelles et de la justice sociale ? Le pragmatisme politique même le recommande aujourd’hui à l’ère d’internet, de la surinformation et du savoir mondialisé, tant dans les pays du Nord que dans ceux du Sud, où plus personne n’accepte d’être marginalisé, déclassé ou  rejeté hors du groupe social. Le libéralisme a souvent favorisé les plus entreprenants et les plus performants, il doit essayer maintenant d’aider sérieusement les moins entreprenants et les moins performants en leur donnant les moyens de se rattraper et de devenir plus entreprenants à leur tour. N’oublions pas que le politique doit intégrer, pas exclure.


 


Hatem M’rad


 

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