En France, les exilés luttent aussi contre El Béchir

 En France, les exilés luttent aussi contre El Béchir

Crédit photo : Stringer/AFP


Les manifestations organisées depuis le 19 décembre au Soudan contre le dictateur en place depuis 1989 trouvent de vifs échos au sein de la diaspora hexagonale


Quand 200 Soudanais descendent le boulevard Magenta, dans le Xe arrondissement de Paris, avant de rejoindre d’autres activistes éparpillés place de la République, il est environ 15 heures, ce 30 décembre 2018. C’est la troisième manifestation organisée dans la capitale en soutien aux révoltes au Soudan. Sur de larges draps blancs, les slogans peints aux couleurs du pays tenu par le général Omar El-Béchir depuis trente ans, sont sans détour : “La révolution jusqu’à la victoire”, “Libérez les prisonniers”, ou encore “Liberté, paix, justice” avec, pour chacun d’entre eux, leur traduction en arabe.


 


Médecins, ingénieurs, enseignants en grève


Depuis le 19 décembre, plusieurs milliers de Soudanais exigent le départ du leader arrivé au pouvoir par un coup d’Etat. Les premières manifestations ont éclaté à Atbara, région irriguée par le syndicalisme au nord du pays, puis se sont propagées dans une dizaine de villes, dont Khartoum, la capitale, et au Darfour. Les révoltes ont éclaté à la suite du triplement du prix du pain, annoncé la veille par le gouvernement. Très rapidement, elles se sont muées en importantes manifestations anti-régime. Le 24 décembre, des syndicats de médecins, d’ingénieurs et d’enseignants ont créé une “association des professionnels”, devenue le fer de lance des mobilisations, et ont entamé une grève de plusieurs jours. Un mois après le début des protestations, Amnesty International et Human Rights Watch dénombrent au moins 40 décès causés par des tirs à balles réelles des forces de l’ordre, et plus de 1 000 arrestations.


“Après une nouvelle constitution en 2005, Omar El-Béchir a été réélu deux fois. Le texte lui interdisait un troisième mandat, mais il a voulu se représenter pour les élections de 2020. Le peuple soudanais rejette ce projet. Et nous sommes prêts à mourir pour le renverser et gagner cette lutte”, explique Hassan, les cheveux tombant sous de grands yeux concentrés. “Soutenir la révolution depuis la France n’est pas impossible : même avec de petits moyens, il faut organiser des manifestations, des rassemblements”, poursuit ce réfugié de 26 ans, arrivé en 2016 et actuellement en formation dans le bâtiment.


 


Accusé de génocide, de crimes contre l’humanité…


En 2015, les Soudanais ont été les plus nombreux à demander l’asile en France, devant les Syriens, avec plus de 5 000 dossiers de primo-arrivants déposés à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Ils étaient en troisième position en 2016. Cette arrivée est notamment due aux révoltes dans le pays trois ans plus tôt, dont les enjeux étaient déjà la lutte contre le coût excessif de la vie. La police et l’armée avaient alors assassiné 200 manifestants en seulement quelques jours. “Ce régime a tué des dizaines de milliers de Soudanais depuis trente ans”, se révolte Grace, au pied du Monument à la République, la statue de Léopold Morice. Depuis 2008, Omar El-Béchir est accusé par la Cour pénale internationale de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Darfour. “C’est pourquoi nous, réfugiés, manifestons aujourd’hui : El-Béchir et son administration nous ont détruits en nous poussant de force à l’exil.” En 2017, le journal Le Monde comptait de manière approximative “30 000 Soudanais de cœur” en France, avec plus de 14 000 réfugiés, le reste étant partagé entre des personnes installées sans titre et la première vague d’exilés, aujourd’hui naturalisée.


Chaque semaine, la diaspora se mobilise à Strasbourg, Lille, Lyon, Rennes, Tours, Marseille. Cet engagement se construit grâce à des expériences de luttes acquises au Soudan et en France depuis plusieurs années par les Darfouriens. Cette communauté majoritaire de Soudanais dans l’Hexagone se rassemble au gré des événements dans leur pays et se mobilise via Facebook et WhatsApp. Plusieurs chefs d’opposition sont présents en France, comme Abdel Wahid Al-Nour, fondateur de l’Armée de libération du Soudan (ALS), Djibril Ibrahim, chef du Mouvement pour la justice et l’égalité, et Minni Minnawi, aussi membre de l’ALS. Mais ces figures ne sont pas toujours suivies par les exilés arrivés depuis 2015, estime Jérôme Tubiana, chercheur spécialiste du Soudan : “Parmi ces nouveaux arrivants, il y a des gens très jeunes, qui n’ont connu que la guerre et les camps de déplacés. Ils ne font plus confiance aux partis politiques, et veulent un mouvement populaire issu de la société civile. En profitant de leur position d’exilé, ils peuvent aussi faire valoir leur liberté d’expression, et garder leur indépendance.”


 


“Le fait d’être en exil créé une solidarité”


Ibrahim*, réfugié darfourien arrivé en 2014, confirme que le renversement du régime attire l’immense majorité des exilés soudanais. L’étudiant en sciences sociales était membre d’une association proche du Mouvement de libération du Soudan à l’Université de Khartoum. “Quand je suis arrivé en France, je connaissais certains activistes, puis j’en ai rencontré d’autres. Le fait d’être en exil créé une cohésion, une solidarité entre nous, surtout quand il y a une crise politique comme aujourd’hui. On partage la même souffrance à Calais, porte de la Chapelle ou dans les centres d’accueil. Cela efface les traces de racisme qui existent parmi les différentes communautés soudanaises, entretenues par le régime depuis des décennies”, explique-t-il.


 


Fanon, Césaire et Sartre interdits à Khartoum


Ce n’est pas l’avis de Gasim Salih, 28 ans, qui regrette que la question des guerres soit passée au second plan par rapport au coût de la vie. “Les gens de Khartoum se révoltent contre le prix du pain, tandis qu’au Darfour, dans les camps de déplacés, nous n’avons même pas de pain”, indique-t-il, en dénonçant le racisme de la minorité arabe au pouvoir contre les populations noires, qu’il constate encore à Paris entre exilés soudanais. Il alerte aussi sur l’extrême danger que courent les migrants expulsés de France vers Khartoum. “Je ne tiendrai pas cinq minutes à l’aéroport sans être enlevé”, précise-t-il. Entre 2011 et 2017, 317 Soudanais ont été renvoyés vers leur pays d’origine par décision du ministère de l’Intérieur, selon Eurostat.


Non loin de la porte de la Chapelle, sur la table du café où discutent ses amis, il a posé Peau noire, masques blancs, de Frantz Fanon. “Une œuvre interdite à Khartoum, comme les livres d’Aimé Césaire, Edward Saïd, Antonio Gramsci ou Jean-Paul Sartre”, ajoute-t-il. Lui, n’est pas sûr de vouloir rentrer au Soudan si El-Béchir est renversé. Ce n’est pas le cas de Zeinab Eldai, ancienne militante politique, qui travaille maintenant aux Restos du Cœur à Aubervilliers. Elle en est sûre, tout va changer. “Ce qui nous manque, ce sont de vraies institutions, un pouvoir laïc et, surtout, un régime démocratique.” Omar El-Béchir vit-il son dernier hiver à la tête du Soudan ?


*Le prénom a été modifié

Hugo Boursier