Mohamed Choukri. « Le pain nu » à la lumière de la pauvreté au Maroc

 Mohamed Choukri. « Le pain nu » à la lumière de la pauvreté au Maroc

Chaque semaine, on a décidé de relire pour vous une œuvre majeure en la reliant avec l’actualité. On a choisi pour vous « Le pain nu » à la lumière de l’évolution de la situation sociale au Maroc. 

Sans surprise, Le pain nu de Mohamed Choukri est devenu un classique de la littérature arabe. Traduit de l’arabe vers le français par Tahar Ben Jelloun, l’autobiographie d’un miséreux, qui apprend à lire et à écrire à vingt et un ans, va chercher dans un coin du cœur ou des tripes, ou les deux à la fois (très probablement), ceux qui n’ont jamais lu les mots ou connu les maux de la misère. Extrême pauvreté, violence démesurée, délinquance inéluctable, déchaînement du sexe, prostitution compensatrice, drogues consolatrices…

Nous sommes dans les années 40. Le Maroc est sous protectorats français et espagnol. Mohamed a sept ans lorsqu’il quitte le Rif oriental pour Tanger, fuyant avec ses parents la famine qui sévit alors dans cette région.

Pauvreté

« Nous étions les enfants des poubelles. Un jour j’ai trouvé dans un coin de rue une poule morte. Je l’ai ramassée et l’ai cachée sous ma chemise. Je la serrais contre ma poitrine. J’avais peur de la perdre […] Je mâchais le vide. Mes intestins se touchaient en faisant du bruit ».  La misère y était tellement féroce  qu’« on apercevait des gens qui enterraient vite les victimes de la faim là où elles étaient tombées ».

Bien sûr, 80 ans après, la famine n’existe plus au Maroc. La pauvreté, quoiqu’en baisse, n’a pas disparu. En octobre 2019, la Banque mondiale a estimé à près de 9 millions de Marocains considérés comme pauvres ou menacés de pauvreté, soit plus de 24% de la population. Dans le Rif, malgré le fait que de gros chantiers ont été lancés, les bénéfices sur le quotidien des populations restent limités, d’où les derniers soulèvements dans la région. A la suite de ce mouvement, dénommé Hirak, qui dénonçait les fractures sociales et appelait le gouvernement à résorber le déficit en matière d’infrastructures, de santé, d’enseignement supérieur et d’activités génératrices d’emplois pour les jeunes, des ministres ont été limogés par le Roi du Maroc, et des chantiers sociaux structurants ont été engagés.

Violence contre les enfants 

Avec sa famille, Mohamed s’exile à Tétouan, puis à Oran, à la recherche de moyens de subsistance. Il est alors trop petit pour fuir un père criminel et cruel qui le « battait jusqu’au sang », un « monstre » qu’il abhorre et qui tue son deuxième fils dans un accès de rage : « Du sang sort de la bouche. Effrayé, je sors de la pièce pendant qu’il essaie de faire taire ma mère en la battant et en l’étouffant. Je me suis caché. Seul, les voix de cette nuit me sont proches et lointaines. Je regarde le ciel. Les étoiles viennent d’être témoins d’un crime ». Sous la plume de Choukri, les verbes de la violence s’entrechoquent contre une poésie tellement innocente, qu’ils abattent le lecteur non averti. De retour à Tanger, fuyant le foyer familial, le jeune Mohamed devient un vagabond qui dort là où il a le moins de chance de se faire violer, dans les écuries ou les cimetières (là où les morts ne guetteront pas le « beau gosse au joli petit cul »), traumatisé par l’un de ses amis qui lui assure qu’« ils violent quand ils ne trouvent rien à voler ». Les bagarres de rue sanguinaires constituent majoritairement des actes de légitime défense. Mais celui-là même dont le viol représente une hantise, « fou de désir », en vient lui-même à violer un enfant, car il aime ce qui est mauvais. Cela [lui] procure du plaisir, avant d’être « dégoûté par les plaisirs de [son] corps ».

La violence que subissent les enfants est alarmante au Maroc. Dans un rapport de 2017, l’Unicef souligne que 9 enfants sur 10 subissent une forme de violence, allant de la simple correction verbale ou physique, à l’agression sexuelle, qu’elle se passe dans le foyer familial, dans le milieu scolaire ou dans la rue. En novembre 2019 s’était tenu le 16ème congrès national des droits de l’enfant à Marrakech. En marge de la cérémonie de clôture, SAR la Princesse Lalla Meryem, présidente de l’Observatoire national des droits de l’enfant (onde), a signé un Pacte national pour l’enfant. Une feuille de route à l’horizon 2030 a été érigée et implique plusieurs départements ministériels pour la mettre en œuvre. L’intérêt supérieur de l’enfant est visé sur plusieurs fronts, tant au niveau sanitaire, éducatif, législatif, judiciaire et institutionnel. Le pilier principal de ce pacte est culturel, et repose sur la promotion d’une nouvelle perception de l’enfant.

Délinquance juvénile 

Une fois sorti de prison après avoir déserté l’armée espagnole, le père de Mohamed ne travaille pas et se contente de boire. C’est la mère protectrice de Mohamed qui subvient aux besoins du foyer en vendant fruits et légumes au marché, tandis que l’enfant enchaîne les petits boulots, au gré des opportunités qui se présentent à lui. Il est tour à tour cireur, potier, garçon de café, porteur, vendeur de journaux… Avec un objectif en tête : survivre avec les quelques pésètes (ancienne monnaie espagnole) qu’il aura récoltées. Les adultes initient très rapidement le jeune Mohamed au kif (haschich), au majoun (pâtisserie marocaine au cannabis), et à l’alcool. Les psychotropes deviendront son mode de vie, tandis que l’idée du vol émerge dans son esprit lorsqu’il réalise que son père l’exploite en raflant ses salaires, ou encore que le patron du café paie davantage ses collègues : « Je considérais ainsi le vol légitime dans la tribu des salauds ». Mais en grandissant, le vol et la mendicité deviennent une honte et un déshonneur. C’est alors qu’il rejoint une équipe de contrebandiers : « Ce travail me faisait vivre l’aventure et me donnait l’occasion de mettre à l’épreuve ma virilité, à dix-sept ans ». Il se fera bientôt dépuceler par son premier casier judiciaire, mais ce sera alors à l’occasion d’une descente de flics dans un bordel.

Au Maroc, les affaires judiciaires rattachées à des violences commises par les enfants sont conséquentes. Enfant victime, enfant bourreau. La frontière est mince, et nous serions tentés de ne retenir que la première dénomination. En novembre 2019, des règles ont été fixées au procureur par le ministère public afin de privilégier « l’intérêt suprême » de l’enfant, en veillant, par exemple, à user de mesures éducatives plutôt que punitives, l’emprisonnement n’empêchant pas les récidives.

Violence contre les femmes

A l’arrivée de la puberté, les mots du sexe fluctuent entre agressivité et lyrisme, et se déploient tout au long du livre d’un jeune homme peu à peu « envahi et obsédé par [s]on sexe », dont la jouissance s’apparente à « une blessure » de l’organe, comme le sexe féminin est une « plaie » dont il redoute qu’il ait des « dents ». Car avant de se voir détrôner par la haine, c’est la peur qui a construit Mohamed. Le père « poignarde » et « tue » la mère quand il lui fait l’amour «  pas comme ça » car cela « [lui] fai[t] mal ». Le père bat «  la putain et la fille de putain » à longueur de journée, tandis qu’il lui procure du plaisir le soir quand Mohamed « les entendai[t] rire »,  « Moi aussi, quand je serai grand, j’aurai une femme. Le jour je la battrai. La nuit je la couvrirai de baisers et de tendresse », pense-t-il. Pour lui, c’est comme cela qu’ « on se conduit en homme avec les femmes ».

La lutte contre les violences faites aux femmes connaît aujourd’hui un essor considérable. Dans le royaume, d’après l’enquête nationale du ministère de la Famille publiée en 2018, 54,4 % des Marocaines ont subi une violence (physique, sexuelle, psychologique, économique, électronique), mais seulement 6 % des femmes violentées ont porté plainte contre leur agresseur. En 2018, le Maroc a adopté la Loi n° 103-13 12 de lutte contre les violences faites aux femmes pour combler certains vides juridiques, qui considère dorénavant comme des crimes certaines formes de violence familiale, instaure des mesures de prévention, fournit des protections nouvelles aux victimes, tout en renforçant les sanctions prévues pour certaines infractions. Mais le Haut-commissariat au plan (HCP) souligne que plus de la moitié des femmes et des hommes ne connaissent pas cette loi, et les associations estiment qu’elle est insuffisante pour garantir la protection des femmes contre la violence.

En 2019, la cour criminelle d’appel de Tanger a condamné un homme pour « viol conjugal », une première dans l’Histoire judiciaire du royaume.

Prostitution

Quand l’acte sexuel est fantasmé, Mohamed s’adonne à des images cruelles lorsqu’il s’imagine mettant le feu aux habits d’une de ses nymphes pour la dénuder, ou la violant. Dans les faits, Mohamed partage, au contraire, des moments de complicité, de réconfort et de tendresse lors de ses aventures avec les prostituées des nombreux bordels qu’il fréquente. Si elles sont d’abord là pour assouvir l’hypersexualité du jeune homme, des sentiments naissent avec l’une d’entre elles, et les adieux sont vécus comme une rupture. A une période où il « regardai[t] le ciel. Plus nu que la terre » et « n’étai[t] plus sensible à l’affection des gens, des femmes comme des hommes », il pensera lui-même à se prostituer après avoir gagné cinquante pésètes lors d’une courte ballade en voiture avec un vieillard pédéraste : « Un nouveau métier parmi d’autres, en plus du vol et de la mendicité […] Ce sexe, lui aussi, doit contribuer à me faire vivre ! » .

Sans faux-semblant, le Maroc a aussi ses victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, via des réseaux criminels qui ont plusieurs fois fait l’objet de démantèlements.

Education 

Les relations qui se nouent dans la rue oscillent entre adversité et solidarité. La rencontre avec Abdelmalek sera pour Mohamed Choukri, décisive. Abdelmalek était le frère de Hamid, le compagnon de cellule de Mohamed qui l’avait initié à la lecture et l’écriture. Abdelmalek était celui qui lisait les journaux aux clients analphabètes, et les instruisait dans les cafés. Après que, par jalousie et frustration, Mohamed initie une bagarre avec lui (car « l’effort physique est plus aisé que l’effort de pensée »), rapidement réconciliés, Abdelmalek lui présente son frère Hassan. Celui-ci lui signera une lettre de recommandation afin d’intégrer une école à Larache, dont il connaît le directeur, une personne qui « a beaucoup de sympathie pour les gars seuls et pauvres qui désirent apprendre ». Car si le « père de Mohamed n’a pas pensé à [le] mettre à l’école », lui « n’aurai[t] pas fui de l’école] ».

Malgré les effort déployés par le pays, le chantier de l’éducation est immense au Maroc. Selon un rapport du HCP de 2018, 44 % de la population marocaine n’a jamais fréquenté un établissement scolaire ou est illettré, un phénomène affectant largement plus les femmes que les hommes. Dans le cadre de la Réforme du système de l’enseignement érigée en 2017 en tant que priorité nationale, des mesures visent à lutter contre l’encombrement des classes et la déperdition scolaire, l’amélioration du transport scolaire, des infrastructures et de la qualité de l’enseignement…

Rarement au Maroc, ou peut-être jamais, on a eu l’occasion de lire le témoignage du point de vue d’un homme de l’autre côté de la barrière. On s’alarme des statistiques tandis qu’on oublie que derrière chaque nombre se cache un visage, chaque chiffre une histoire, et chaque virgule une blessure. Si à travers l’obscurité du Pain nu, l’ampleur des fléaux qui traversent la société marocaine est mise en lumière, force est de constater que le Maroc comble progressivement les insuffisances en engageant réformes politiques, institutionnelles, juridiques et socio-économiques. Dans cette optique le Roi Mohamed VI a créé une Commission nationale qui travaille sur un nouveau modèle de développement pour les décennies à venir. La société, elle, s’éclot autour d’associations et d’initiatives sensibilisatrices en tout genre.

Censuré au Maroc dès son apparition en 1973, Le Pain nu ne sera édité qu’en 1982, avant d’être interdit en 1983. Il fait pourtant partie de ces livres qui déchirent le voile de nos yeux nébuleux, et qui, en remuant le soi, peuvent aisément précipiter des actions hors de soi.

« En fait, je ne voyais que celle qui… se dévêtait. Assia nue. Je m’imaginais toute la planète dans sa nudité : les arbres perdant leurs feuilles, les hommes abandonnant leurs habits, les animaux quittant leur chevelure. Nu. Tout l’univers se mettant nu ».

Le Pain nu a été réédité au Maroc depuis les années 2000. Une vérité mise au grand jour est peut-être, finalement, plus fructueuse qu’une réalité mise sous silence. A lire et à relire.

Malika El Kettani