Tunisie : Ahmed Souab ou « l’ennemi » qui fait vivre

crédit photo Fethi Belaid/AFP
Au nom du « complotisme », le pouvoir tunisien continue à trainer en justice tous ceux qui s’opposent à lui, opposants, hommes de loi ou journalistes. L’avocat et ex-magistrat Ahmed Souab est le dernier à en faire les frais.
L’arrestation de l’avocat et ancien magistrat Ahmed Souab, membre du collectif de défense dans l’affaire dite du « complot contre la sureté de l’Etat », qui a déjà dénoncé les dérives des formes de ce triste procès et les conditions chaotiques et inhumaines de ses « audiences », marque une nouvelle étape dans la dynamique autoritaire qui caractérise le régime de Kais Saïed. Son arrestation chez lui, survenue le 21 avril 2025, a suscité une vive controverse en Tunisie et une mobilisation musclée de la société civile. Réputé pour ses critiques acerbes envers le pouvoir de Saïed, l’avocat a été placé en détention par un juge antiterroriste, suite à des déclarations à travers lesquelles il qualifiait le procès du « complot » de « farce » et accusait la justice d’être « sous pression, avec un couteau sous la gorge ». Propos pris, non pas au sens métaphorique des termes, mais au premier degré, c’est-à-dire au pied de la lettre, par le tribunal. La justice qui se doit de connaître l’exégèse des mots, se trompe sur leur signification. Mal comprendre une expression, confondre une allusion avec une règle de droit est lourd de conséquences. Comme en l’espèce.
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Juriste respecté, proche de la société civile, critique lucide de la concentration des pouvoirs, esprit vif, homme jovial et plein d’humour, Ahmed Souab ne représente à l’évidence nullement une menace armée. Il n’est pas non plus une figure subversive violente, loin s’en faut pour ce débatteur invétéré, qui s’enivre trop la liberté pour pouvoir s’en affranchir. Son arrestation prête même à sourire. Sa dangerosité aux yeux du pouvoir réside seulement, en l’espèce, dans sa parole: une parole fondée, argumentée, percutante qui démonte méthodiquement les fondements juridiques et politiques du régime d’exception. C’est justement cette parole qu’il fallait faire taire, non pas tant pour neutraliser une opposition que pour régénérer un pouvoir déboussolé, qui semble avoir besoin de répression pour exister, pour se justifier, pour se légitimer, faute d’adhésion libre et morale à sa politique, faute de résultats dans son action.
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Cette stratégie de désignation d’un ennemi intérieur n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans une tradition politique bien connue, que Carl Schmitt a formulée non sans autorité, ou pour d’autres, non sans brutalité : « Le concept d’ennemi est constitutif du politique ». Dans cette logique, l’ennemi n’est pas un adversaire parmi d’autres, mais celui qui permet de ressouder une identité, de relancer une mobilisation, de légitimer l’état d’exception. Plus la légitimité populaire du pouvoir faiblit, plus il lui devient vital de désigner des figures à exclure, à criminaliser, à éliminer. L’ennemi devient alors un déclencheur de survie politique. Il est la cible contre laquelle le régime s’affirme, le souffle qui ravive la flamme vacillante de son autorité. L’ennemi fait vivre. La distinction ami/ennemi n’est-elle pas devenue le critère même du politique, et l’ennemi n’est-il pas décrétée la condition du politique ? L’ennemi désigné par la seule autorité officielle, incarne l’état de nature, l’état asocial, qui empêche l’Etat de dérouler son autorité, d’imposer sa « loi », introduisant partout une logique d’exclusion. L’ennemi justifie aussi l’état d’exception décidée par la force par un pouvoir redoutant son propre infléchissement.
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Ennemi, état d’exception, exclusion et répression des libertés cohabitent ensemble dans la même enceinte. Leur interdépendance est justifiée par la logique de survie politique. Dans le cas tunisien, cette mécanique prend une tournure presque tragique. Le pouvoir n’avance plus par le droit, mais par la mise en accusation du droit lui-même. Les figures comme Ahmed Souab, qui incarnent une exigence juridique démocratique, deviennent dès lors des corps étrangers, à éliminer symboliquement (et judiciairement) pour que le récit du pouvoir soit sauf et continue à répandre ses évidences trompeuses. Ce n’est plus l’opposition politique traditionnelle qui est ciblée, mais les porteurs d’un contre-récit rationnel, légal, républicain. Telle est la volonté du prince : le démocrate est un malade, le légaliste est un délirant, le libéral est un corrompu. Au final, la chose publique elle-même est chosifiée.
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La répression n’est donc pas un accident ni une dérive ponctuelle. Elle est la méthode même de gouvernement dans un régime qui fait de la conflictualité le moteur de son action. L’arrestation de Ahmed Souab, à la suite de toutes les arrestations précédentes des opposants et journalistes, ne vise pas à prévenir un complot, mais à rappeler que l’ordre repose sur la peur, et que le pouvoir peut frapper même ceux qui parlent au nom de la loi. Le miracle finit alors par se produire : la justice est retournée contre ceux qui la défendent corps et âme et la portent vers les cieux, elle est obstruée par ceux-là mêmes qui en sont les véritables garants. Non, les idées ne se combattent plus par des idées, la politique ne se combat plus par la politique, le droit des gouvernés n’est plus celui des gouvernants. Car, la vérité et l’erreur sont équivalents, comme le permissif et le non permissif. Ils se valent tous dans le régime d’exception permanente.