Tunisie. Guerre de récupération politique du bourguibisme

 Tunisie. Guerre de récupération politique du bourguibisme

Kais Saïed, le 6 avril 2022, au Mausolée de Habib Bourguiba, à Monastir, ville natale du premier président post-indépendance de la Tunisie

Le 6 avril, date anniversaire de la commémoration du décès de Habib Bourguiba, Monastir fut le théâtre d’une passe d’armes entre le président Kais Saïed et la cheffe du parti destourien PDL, Abir Moussi, qui se revendique comme unique héritière légitime du bourguibisme. Une âpre lutte des symboles qui ne fait que commencer.

A quelques mois d’élections législatives à la tenue encore incertaine (théoriquement le 17 décembre 2022 selon Carthage), la pré-camapgne fait déjà rage entre ce qui constitue de facto les deux plus grands nouveaux pôles politiques : Kais Saïed, un président officiellement sans parti, et le Parti destourien libre de la tumultueuse Abir Moussi. Le consensus entre politologues classe le premier dans la catégorie populiste, tandis que le PDL est généralement considéré comme un parti nostalgique de l’ancien régime pré révolution de 2011, à mi-chemin entre le fascisme et un populisme d’un autre type, moins porté sur la lutte des classes que le « saïdisme ».

Faites ce que je dis, pas ce que je fais

« Les politiciens qui vont se recueillir sur la tombe de Habib Bourguiba ne le font pas par amour pour lui, mais parce qu’ils y recherchent une légitimité qu’ils veulent acquérir sur le dos des morts », assurait dans les médias le professeur de droit Kais Saïed il y a quelques années, avant de devenir président.

L’internet n’oublie jamais. Le président Saïed l’a appris à ses dépens, à la faveur de cette compétition mémorielle qui l’oppose à Abir Moussi, politicienne adepte des provocations et qui entend détenir le monopole de la légitimité bourguibienne, son parti affichant dans ses statuts une filiation directe avec le Parti du Néo-Destour et le feu RCD.

En marge de cette accaparation de la figure de Bourguiba, Kais Saïed s’est lancé mercredi à Monastir dans une lecture qui lui est propre des convictions y compris religieuses du père de l’indépendance tunisienne : « On dit à tort de Habib Bourguiba qu’il était athée. L’homme était en réalité un fervent musulman… Il a d’ailleurs converti sa première épouse à l’islam (Moufida Bourguiba née Mathilde Lorrain, ndlr), et l’a remrciée plus tard pour avoir élevé leur fils selon les valeurs de l’islam ». « Nous faisons aujourd’hui le jeûne du ramadan non pas sur la base de l’article 1 de la Constitution, mais parce que Dieu nous l’ordonne », a poursuivi Saïed.

Un focus religieux que les biographes de Habib Bourguiba ne sauraient valider avec tant d’assurance, lui le leader charismatique séculariste qui au début des années 1960, lors d’un discours public pendant le ramadan, avait porté ostensiblement un verre à sa bouche et bu une gorgée d’eau. Il s’agissait alors de donner l’exemple à l’époque à l’adresse de ceux dont les obligations et les lourdes tâches empêchaient de jeûner, au moment où il fallait rebâtir la Tunisie post indépendance.

L’impossible cohabitation

« Comment feriez-vous, demain, si vous êtes élue à la tête d’une majorité parlementaire et que vous devez gouverner en tandem avec le président réélu Kais Saïed, connaissant la nature de vos relations on ne peut plus hostiles ? », demande un journaliste incrédule à la figure de proue du PDL, toujours en tête des intentions de vote aux législatives, devant tous les autres partis politiques organisés en tant que tel.

Depuis qu’il est président de la République, Kais Saïed n’a en effet jamais reçu au Palais les représentants du PDL, et ces derniers le lui rendent bien, puisqu’ils boycottent tout autant Saïed que Abir Moussi considère comme « un faux adversaire des islamistes ». Selon Moussi, le frère du président, Nawfel Saïed, serait notamment proche des islamistes d’Ennahdha.

« Quelqu’un est venu ce matin se recueillir sur cette tombe. Je tenais à lui dire que lorsqu’on parle du leader Habib Bourguiba, il faut prononcer le mot « leader », c’est ainsi que l’on appelle le combattant suprême », a lancé Abir Moussi en déplacement à son tour à Monastir, quelques heures seulement après la visite du cortège présidentiel de Kais Saïed, président qu’elle ne daigne pas nommer et qu’elle ne considère plus comme président légitime depuis le 25 juillet 2021. Moussi rappelle en outre que Saïed a choisi de ne pas célébrer les grandes fêtes nationales liées au bourguibisme.

Aujourd’hui Abir Moussi et ses partisans menacent régulièrement le président Saïed d’une grande marche de protestation sur le Palais, prévue pour le 15 mai. Même si envisager une destitution violente n’est pas pris au sérieux par la plupart des observateurs, la paix civile est en revanche de plus en plus menacée, à mesure que l’on s’approche d’échéances électorales des plus tendues. Car nul ne peut encore présager du contenu de la nouvelle loi électorale, un texte que prépare unilatéralement la présidence et compte promulguer par décret.

 

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Seif Soudani