Tunisie. Quand le pouvoir s’enfonce dans le déni de la complexité

 Tunisie. Quand le pouvoir s’enfonce dans le déni de la complexité

En Tunisie, ce que l’on pensait être une nuit des longs couteaux s’avère être « une semaine des longs couteaux » à mesure que se poursuit la vague d’interpellations qui n’épargne aucun secteur. Une situation surréaliste, quotidiennement commentée par la présidence de la République qui tente d’en justifier le bienfondé.

La liste des arrestations s’allonge inexorablement : après Noureddin Boutar, journaliste et PDG de Mosaïque FM, hier jeudi c’était au tour de Faouzi Kammoun, ancien directeur du bureau de Rached Ghannouchi. La veille, on apprenait l’arrestation de l’ancien député Walid Jallad, ainsi que du président du syndicat national des agents et des cadres de la justice, Hattab Ben Othmen, qui écopent d’un mandat de dépôt.

« Il ne manquait plus que cette vague d’arrestations pour basculer d’un régime autoritaire à un régime répressif […]. Combien de temps l’Union européenne va-t-elle encore se voiler la face sur l’état de la démocratie en Tunisie ? », a fermement martelé au Parlement européen l’élu Mounir Satouri, député européen du groupe Europe Écologie Les Verts.

Même son de cloche en France où Jean-Luc Mélenchon, président du groupe LFI à l’Assemblée nationale, parle désormais d’une « nouvelle dictature qui se dessine » en Tunisie.

Outre-Atlantique, le porte-parole du département d’Etat, Ned Price, a de son côté déclaré le 16 février que les Etats-Unis étaient « profondément préoccupés par les informations faisant état d’arrestations de personnalités politiques, de chefs d’entreprise et de journalistes en Tunisie au cours des derniers jours ». Une déclaration relayée par l’ambassade des Etats-Unis à Tunis :

 

 Dissonance cognitive

En 48 heures, visiblement soucieux de se justifier de cette ingérence dans la justice dont il ne se cache plus, le président de la République Kais Saïed a livré pas moins de quatre interventions filmées, publiées sur la page officielle du Palais de Carthage. Quels que soient ses « interlocuteurs » dans ces prestations, ils sont muets et restent de simples figurants, prétextes à une prise de parole à sens unique. Invariablement, les tirades présidentielles ont non seulement le même format, mais aussi le même argumentaire inchangé, consistant en un refus obstiné de la complexité du réel et de la nature de la crise économique.

Pour Kais Saïed, s’il y a des pénuries alimentaires, ce n’est en effet pas le fait d’une conjoncture mondiale inédite, ni des logiques marchandes élémentaires connues de raréfaction, d’offre et de demande, encore moins la conséquence de la guerre russo-ukrainienne, ni même de l’endettement de la Tunisie qui confine à l’insolvabilité. Non, dans la doctrine saïdienne, la causalité est systématiquement à chercher dans le complot contre la personne du président, et par extension contre le peuple vertueux et « l’expérience tunisienne » censée « éclairer l’Humanité » (sic). En cela, le complot serait ourdi par une élite nationale ainsi que des élites internationales. Le décor est planté, ne reste plus qu’à trouver le biais de confirmation en menant des arrestations en amont.

Preuve ultime, dans la rhétorique présidentielle, que ces pénuries sont fomentées, durant les années 70 – 80, au plus fort de la crise économique d’antan, jamais le sucre, le lait ou le café n’avaient disparu des étales… « Je vous félicite du travail historique que vous accomplissez en cette phase cruciale, ces gens-là sont des terroristes qui conspirent contre la sûreté de l’Etat », a affirmé le président Saïed le 14 février, en passant en revue les directeurs et officiers du ministère de l’Intérieur, département où il aime à se rendre le plus ces derniers mois, toujours tard dans la nuit.

Cette dissonance cognitive de l’essence de la crise socio-économique tunisienne trouve un écho étonnamment populaire au sein de large franges de la société tunisienne qui ne manque pas d’exprimer sa satisfaction, voire sa jubilation face à l’incarcération des figures d’une « pieuvre » fantasmée qui serait à l’origine de tous les maux du pays. En témoignent une publication de l’avocate Wafa Chedli, qui s’est spécialisée dans le commentaire laudatif de la politique présidentielle, publication gratifiée de milliers de réactions de plébiscite. Selon la juriste qui ne cite pas ses sources, un plan machiavélique aurait été retrouvé chez Khayem Turki, l’un des principaux suspects interpellés, détaillant les méthodes de spéculation des prix à la hausse et de raréfaction à dessein des produits de base.

Pour l’éditorialiste Zied Krichen, aussi grotesque que puissent paraître ces élucubrations, elles sont une arme classique à laquelle recourent tous les populismes surtout lorsqu’ils entrent en phase de guerre existentielle d’auto préservation : « Conscient que la porte du sauvetage par le FMI se referme, le régime tente d’anticiper la grogne sociale à l’approche du mois consumériste du ramadan, en livrant en pâture, ou au bûcher, les sorcières à l’opinion comme au temps de l’inquisition ».

Seif Soudani