Tunisie. Une dictature populaire peut-elle être combattue par la rue ?

 Tunisie. Une dictature populaire peut-elle être combattue par la rue ?

Le nouveau régime autocratique en Tunisie jouit d’une popularité certaine. C’est là un paradoxe fondamental avec lequel les forces démocratiques du pays vont devoir composer.

« Nous soutenons toute action contre le coup d’Etat, y compris les manifestations de ce 14 janvier, mais nous avions pour notre part choisi de ne pas descendre dans la rue. Il faut se rendre à l’évidence : ce coup d’Etat est populaire, il plaît aux gens… Notre objectif doit être désormais de former ce peuple aux méfaits des dictatures, par la pédagogie : elles n’ont réussi nulle part à apporter de la prospérité à leurs peuples ».

Ce choix amer est celui de Iyadh Elloumi, député suspendu de fait, leader d’une nouvelle formation politique qui a compris que la bataille qui s’engage sera de longue haleine, un travail de fond qui ne saurait être accompli par des appels à manifester.

Vendredi dernier en fut une énième illustration : ce n’est pas la première fois depuis le coup de force du 25 juillet que les démocrates peinent à mobiliser des Tunisiens résignés pour certains, dans l’expectative pour d’autres, quand ils ne s’enthousiasment pas majoritairement pour le vague projet que leur propose le nouveau pouvoir, n’y voyant pas le populisme caricatural qu’y voient les élites.

D’autres encore, élites et Etat profond, qui décernent quant à eux la démagogie primitive de la proposition populiste en cours, se réfugient dans un silence complice, laissant faire tout ce qui pourrait les débarrasser de leurs adversaires politiques (essentiellement islamistes), estimant que le révolutionnisme de Kais Saïed est inoffensif et qu’il s’arrête après tout qu’à des slogans utopistes.

 

Narguer l’opposition minoritaire, la marque de fabrique des populismes

En roue libre, le président de la République n’a pas manqué samedi de railler le nombre des manifestants du 14 janvier, estimant qu’ils n’étaient « que quelques dizaines », et que plus personne ne célèbrerait cette date l’an prochain. Via un sophisme, un authentique raisonnement circulaire, il s’est ainsi étonné que certains célèbrent encore le 14 janvier comme date de l’anniversaire de la révolution, alors même qu’un décret présidentiel, émis par ses soins, ait décrété que c’est dorénavant le 17 décembre que cette fête a lieu.

C’est que le chef de l’Etat a une conception mi-régalienne mi-califienne du pouvoir. Comme pour sa récente injonction à faire baisser les prix du commerce, par le simple pouvoir de l’énonciation et de la parole semble-t-il penser, l’homme ne conçoit pas qu’on puisse contester ou désobéir au diktat sacré de ce qui est décrété par lui-même.

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De façon totalement éhontée, l’architecte du projet présidentiel, Ridha Chiheb Makki dit « Lénine », s’est permis dimanche d’orienter les réponses aux questions de la consultation nationale électronique, en soufflant « régime présidentiel » et « mode de scrutin nominal » comme réponses, au premier jour du lancement de cette consultation à vocation référendaire.

En sus d’une économie vacillante, c’est là que résident les germes d’une potentielle dégradation soudaine de la popularité de la figure de l’actuel président, détenteur de tous les pouvoirs, y compris le pouvoir constituant. La relative paix civile qui prévaut aujourd’hui ne doit en effet son salut qu’au malentendu ou au laisser-faire tacite de ceux qui ne prennent pas au sérieux ni la lutte des classes qui se prépare ni le retour à des schémas de gouvernance archaïques de type péroniste, un référentiel d’Amérique latine pourtant ouvertement revendiqué par Kais Saïed.

Car ceux qui moquaient à juste titre « le cirque parlementaire » de l’avant 25 juillet 2021 pourraient bien être surpris par la composition de la nouvelle Assemblée élue partiellement au tirage au sort, que l’on nous promet. Les gouverneurs sans compétences particulières nommés par le nouveau pouvoir, en donnent un aperçu.

Les Tunisiens réfractaires, qui ont massivement voté pour Ennahdha en 2011, puis massivement voté pour Nida Tounes en 2015, ont eu besoin à chaque fois de constater par eux-mêmes l’étendue des dégâts dus à la mauvaise gestion de l’Etat, pour opérer des virages électoraux à 180 degrés.

Si la parenthèse ultra populiste pourrait durer davantage encore que ces mandats respectifs des islamistes et des modernistes, elle n’en restera pas moins une parenthèse : « un citoyen qui a faim est un citoyen sans foi ni loi ! », prévient à raison un célèbre sondeur tunisien, pour tempérer les résultats de son propre sondage.

 

Seif Soudani