Point de vue. La tyrannie des confusions

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L’homme arabe a une propension à la confusion, et peut-être le goût de tout confondre, par confort, par paresse, par habitude. L’explication le gêne et le rebute par sa complexité, comme dans l’adversité politique. Dirigeants et dirigés sont logés ici à la même enseigne.
La pire des choses qui peuvent secouer la connaissance en général, et la politique en particulier, c’est la confusion entre la vérité et le mensonge, entre l’émotion et la raison, entre la subjectivité et l’objectivité, entre la liberté et la dictature, entre le nationalisme et l’universalité. Si tous ces éléments, bien que contradictoires ou opposés, sont délibérément ramassés pour signifier une seule idée et une même chose. C’est à ce moment qu’on entre dans la tyrannie des confusions. Le monde arabe est un adepte de ces confusions, parce que dans la mentalité collective de ce peuple, la vérité et la raison doivent obtempérer à l’ordre de l’émotion, des préjugés et de la solidarité. Pire encore, on n’a aucun remords à confondre des choses qu’on sait au fond qu’elles ne peuvent être confondues. Irresponsabilité totale dans le dire vrai ou faux et dans le faire juste ou injuste. Les mots, les faits, les institutions finissent par n’avoir aucun sens, parce qu’ils ont tous le même sens, commandité à l’avance selon des a priori. La finalité politique et idéologique l’emporte sur l’évidence de la réalité.
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Par exemple, sous le feu de l’action conflictuelle, dire que les institutions des États-Unis sont propres à une démocratie libérale ; ou dire au contraire que c’est une dictature franche, exclusivement impérialiste, notamment sous l’influence de la conjoncture trumpienne, cela semble être la même chose en temps de paix ou en temps de crise. Le ressentiment anti-américain doit prévaloir sur toute autre considération jusqu’à détourner la vérité de sa voie naturelle.
Dire encore que les institutions de l’Angleterre sont propres à une démocratie parlementaire et à une monarchie constitutionnelle ; ou dire plutôt, non sans audace et culot, qu’il s’agit d’un régime présidentiel authentiquement républicain, cela semble également dire la même chose, défiant l’histoire et la réalité institutionnelle. Dire que l’Algérie est un régime militaire autoritaire et corrompu, persécuteur de la libre pensée ; ou dire plutôt, pour être en phase avec une solidarité maghrébine utopique ou dans un emportement euphorique, que c’est une véritable démocratie socialiste, cela semble aussi vouloir dire la même chose. Dire enfin qu’à l’époque de l’Empire britannique et de la France coloniale, ces États étaient des démocraties sur le plan institutionnel interne ; ou dire plutôt, tout en confondant délibérément politique interne, politique étrangère et politique militaire agressive, qu’ils étaient à l’époque des États non démocratiques, c’est aussi dire la même chose. Et oublions ici que Bourguiba, en lutte contre la colonisation, voulait, à ses propres dires, intervenir sur l’opinion publique démocratique française et sur les partis politiques.
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En somme, que vous disiez ceci ou cela, c’est la même chose dans un tel état d’esprit, parce que lorsque le mensonge se confond avec la vérité, c’est le début de la tyrannie, comme l’a bien souligné Hannah Arendt pour le régime nazi. D’ailleurs, partout dans le monde arabe, le nationalisme des engagés ou des enragés aime trop confondre, à la mode sophistique, le mensonge, la vérité, l’identité et le militantisme, ou encore la scientificité, la justice des « justes », l’honnêteté des braves et la justification militante et identitaire. Tous pareils.
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Hélas, la morale du citoyen arabe moyen, des populations jusqu’aux militants et même de certains intellectuels, est, lui aussi, comme ses propres cibles, en déficit d’universalisme des valeurs. Il est vrai que l’Occident passe ces derniers temps, en partie, des Lumières à l’Obscurité, de l’universalisme au particularisme ; là-bas aussi la justice se couche frivolement devant le déni. Mais eux, au moins, et la différence est de taille, ont les moyens, la chance et la liberté de corriger leurs propres dérives et ferveurs conjoncturelles, et de contrebalancer la bêtise des uns par l’intelligence des autres, et surtout, de l’exprimer publiquement et démocratiquement, aussi tronqué que soit parfois le débat libre.
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La politique est complexe, aucun peuple n’est à même de surmonter tous les ressorts de son action et tous les paramètres de sa résolution. Le règlement des problèmes politiques, comme des problèmes scientifiques, commence d’ordinaire par le refus du déni de la réalité, de toute la réalité, d’une situation comme d’un conflit. Autrement, la vérité n’a plus de repère, et les hommes avertis et instruits finiront par adopter les préjugés de la masse, sans prétendre à la rationalité qu’ils sont habilités pourtant à professer. Dans le débat public, notre vérité prime sur tout, comme le soleil irradie toute la planète. L’adversaire ou l’ennemi ne peut exprimer une quelconque vérité, parce qu’il est justement un adversaire politique ou un « ennemi » dans le sens schmittien du terme. C’est en quelque sorte la vérité du quant à soi. Le libéral John Stuart Mill disait à juste titre que « celui qui ne connaît que ses propres arguments connaît mal sa cause ». L’excès de subjectivisme intellectuel et politique mène à la perte. C’est cela la révolution à faire : savoir remettre en cause le subjectivisme manifeste des uns et des autres à propos de l’objectivité même, savoir reconnaître les limites de l’« objectivité » idéologique, tant en politique (complexe pour les esprits simples) qu’en science (qui n’aime pas la « falsification »).
Mais bon, heureusement que la science n’a pas d’états d’âme ; que la science politique n’est ni sophisme, ni action politicienne, ni déchirement identitaire. Savoir et non-savoir ne peuvent hélas jamais se rencontrer, sauf pour faire des dégâts.
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