Point de vue – Tunisie. Analphabétisme et politique

Élections locales de 2023 à Mnihla (province d’Ariana, près de Tunis), une vieille dame est assistée pour tremper son doigt dans l’encre après avoir voté. (Photo : FETHI BELAID / AFP)
L’analphabétisme, joint à la pauvreté, est redoutable quant à ses conséquences politiques sur la nature du régime politique et sur la qualité de la participation politique.
Le recensement général de la population et de l’habitat de 2014 en Tunisie, dont le rapport vient d’être publié, met en lumière des données préoccupantes sur l’analphabétisme, révélant des disparités régionales et des implications politiques significatives.
Selon les données de l’Institut national de la statistique (INS), le taux d’analphabétisme parmi les personnes âgées de 10 ans et plus se situe à 17,3 %, marquant certes une légère baisse par rapport aux 19,3 % enregistrés en 2014, mais des disparités inacceptables n’en persistent pas moins. Sur le plan des régions, les gouvernorats de Jendouba (28,5 %), Kairouan (27,9 %), Sidi Bouzid (26,2 %), Kasserine (25,8 %) et Siliana (25,4 %) enregistrent les taux les plus élevés d’analphabétisme. Ces régions, situées à l’intérieur du pays, ont des taux d’analphabétisme supérieurs à la moyenne nationale. Sur la base du sexe, 22,4 % des femmes sont analphabètes contre 12 % des hommes. Ce n’est pas un hasard si le chômage des femmes a été souvent supérieur à celui des hommes. En outre, 17,4 % des Tunisiens n’ont aucun niveau d’instruction, tandis que 28,6 % ont atteint le niveau primaire, 37,1 % le niveau secondaire et seulement 16,1 % disposent d’un enseignement supérieur.
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Généralement, analphabétisme et pauvreté se rejoignent et impactent la participation politique et même la nature du régime politique. Une population analphabète est redoutable en politique. Les taux d’analphabétisme élevés, notamment dans les régions intérieures défavorisées, ne manquent pas d’influencer la qualité de la démocratie. Lors de l’élection présidentielle de 2024, le président autocrate Saïed a été réélu avec 90,7 % des suffrages exprimés, mais le taux de participation n’était que de 28,8 %, le plus bas depuis 2011. L’analphabète vote mal (non démocratiquement) ou s’abstient (rejetant tout).
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Facilement manipulable, l’analphabète suit généralement les populistes et soutient « sans réfléchir » les régimes autoritaires, faute d’éducation politique. On sait que les personnes ayant un niveau d’éducation plus faible ont massivement soutenu Saïed. 90,1 % des électeurs sans éducation formelle ont voté pour lui contre 86,1 % parmi ceux ayant un niveau supérieur. Lui-même, qui a bien choisi son camp, se considère comme le « président des pauvres » contre les « riches » et les « corrompus ».
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Au-delà de la nature du régime politique, souvent autoritaire, qui découle de l’état analphabète des populations, ces chiffres montrent en tout cas l’importance de l’éducation dans la participation politique et la nécessité de politiques ciblées pour améliorer l’alphabétisation, en particulier dans les régions défavorisées, en réduisant les disparités régionales et de genre. L’éducation (des hommes et des femmes) étant un des prérequis de la démocratie, sans lequel elle est vouée à rester vacillante et fragile. C’est l’éducation qui crée la culture politique, le respect des institutions, des libertés, du suffrage universel, qui développe la conscience du droit, la tolérance vis-à-vis des minorités, le sens du débat contradictoire. Des programmes ciblés d’alphabétisation (comme ceux des adultes après l’indépendance), au-delà des réformes éducatives de base, pourraient favoriser une participation politique et un engagement civique plus éclairés et équitables, et améliorer de surcroît la qualité de vie des citoyens. L’éradication de l’analphabétisme est une nécessité sociale, culturelle, économique, politique et éducative, voire civilisationnelle à l’ère du numérique, d’Internet, des réseaux sociaux et de l’IA.
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N’oublions pas que l’analphabète est celui qui « a peu ou pas d’éducation », « l’état de quelqu’un qui ne sait ni lire ni écrire », « qui n’est jamais allé à l’école » (dictionnaire). À ne pas confondre avec l’« illettrisme », qui est l’état d’une personne qui ne maîtrise pas la lecture, l’écriture, le calcul, le numérique, après avoir été scolarisée. Même si analphabétisme et illettrisme coexistent imperturbablement en Tunisie, comme le montrent les plaintes des enseignants, même à l’université, sur les difficultés linguistiques et culturelles de leurs élèves et étudiants.
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L’idée est que le vote n’a philosophiquement de sens que si l’électeur a la capacité éducative et culturelle et la liberté politique de faire des choix politiques et idéologiques, quels qu’ils soient, essentiellement éclairés par la raison. Même si les passions et les préjugés sont rarement absents dans les choix politiques des pays démocratiques. L’électeur ne peut faire de véritables choix responsables que s’il se sent intégré et socialisé dans son pays, notamment s’il a, comme dirait John Rawls, « le respect de soi-même », qui implique « la confiance en sa propre capacité à réaliser ses intentions, dans la limite de ses moyens » (Théorie de la justice, 1987, Seuil, p. 480). Quand nous sommes convaincus que nos projets ont peu de valeur, parce qu’on ne les comprend pas, parce qu’on n’est pas digne d’eux, on est tourmenté par le sentiment de l’échec, on s’abandonne aux sirènes. L’analphabète reste alors un homme sous l’emprise d’autrui, sous l’influence des forces occultes et des groupes financiers, réceptif aux appels sans scrupules des démagogues et des dictateurs. On se souvient des partisans d’Ennahdha qui disaient aux électeurs analphabètes que « s’ils votaient pour Ennahdha, ils iraient au paradis », comme s’ils distribuaient des « bons » de paradis. Ce sont les ouvriers qui votaient surtout pour Jean-Marie Le Pen, le fondateur du Front national dans les années 1980. Il avait un slogan approprié pour sa cible : « Un million de chômeurs est égal à un million d’immigrés ».
Ni participation, ni choix électoral, ni débat, ni conscience politique : tel est le constat amer de la traduction de l’analphabétisme en politique.