Vivre ensemble : un modèle politique en panne

 Vivre ensemble : un modèle politique en panne

Crédit photo : Joël Saget / AFP


MAGAZINE JANVIER 2018


Dans un contexte de crise politique et économique, où les inégalités ne font que croître, la société tend à se fragmenter. Les revendications autour des particularismes ethniques, religieux ou régionaux se multiplient, mettant à mal le vivre-ensemble au sein de l’espace public.


Réunir des personnes, aussi différentes soient-elles, et leur permettre d’interagir les unes avec les autres… Tels sont les enjeux du vivre-ensemble dans les sociétés démocratiques modernes où tout doit aller vite, où la communication se fait bien souvent par écrans interposés, et où la notion de lien ­social apparaît menacée. Deux principes fondateurs et indissociables définissent ce concept. La diversité d’abord, qu’il s’agisse des origines, des opinions, du genre, des religions, des activités, des professions, des revenus, des modes de vie, des orientations sexuelles, des régions ou encore des pays. L’unité ensuite, autrement dit le socle commun rassembleur de cette diversité, qu’il soit question de la République, de l’Etat ou de la nation. Mais entre ­diversité et unité, les tensions se font de plus en plus prégnantes, au point de compromettre le vivre-ensemble dans la “cité”, au sens antique du terme.


 


“Laminer les particularismes”


Ce qui nous permettait de “bien vivre ensemble”, ­affirme le sociologue Michel Wieviorka, “c’était notre modèle républicain d’intégration, ou notre modèle français d’intégration républicaine”. Il consistait à “construire la solidarité, la nation, le pays” autour d’un projet politique commun, “en laminant les particularismes (culturels, religieux, géographiques, ndlr), en leur demandant de se dissoudre par l’assimilation, ou en tout cas de rester privés”. La règle d’or était alors de considérer qu’“il n’y a, dans l’espace public, que des individus”. En résumé, l’intégration traditionnelle “à la française” était garantie par le principe de citoyenneté commune qui permettait, grâce à la séparation du public et du privé, d’apaiser et de résoudre les tensions entre la diversité des références culturelles et l’unité politique.


Ce concept hexagonal de l’intégration, qu’on pourrait qualifier d’“universalisme républicain”, est actuellement battu en brèche, notamment “sous l’influence ­diffuse des Etats-Unis”, appuie Dominique Schnapper, récemment nommée à la tête du Conseil des sages de la laïcité à l’Education nationale. Plus particulièrement, l’éminente sociologue fait référence à la législation américaine de l’“affirmative action” (discrimination positive), destinée à compenser les “handicaps historiques dont certaines ­populations, essentiellement les Afro-Américains” ont été victimes par le passé. Cette intention politique compensatoire, légitime à bien des égards, a eu pour effet inévitable, dit-elle, “de cristalliser l’existence même de groupes et de ‘racialiser’ ou d’‘ethniciser’ les relations ­sociales”. La reconnaissance de droits particuliers à ­certains groupes, aussi louable soit-elle, semble donc ne pouvoir se faire qu’aux dépens de la conscience de l’appartenance au collectif…


A l’instar des Etats-Unis, la revendication et la prise en compte des particularismes se font aujourd’hui de plus en plus prégnantes au sein de la société française, au détriment de cette “conscience commune”. Pour l’historien et sociologue Jean Baubérot, cette ­volonté de reconnaissance par les différents groupes (sociaux, ethniques, culturels…), qui prend parfois la forme de replis communautaires ou identitaires, est symptomatique “d’un modèle politique en panne” et d’un “manque de projet porté par l’Etat dans ­lequel la ­collectivité nationale puisse se projeter”.


 


Egalité “formelle” et égalité “réelle”


Pour répondre à l’émergence de ces demandes identitaires, la société démocratique française est désormais animée par l’ambition d’assurer non seulement l’égalité “formelle” (civique, juridique et politique) de tous les ­citoyens, mais aussi l’égalité “réelle”. On assiste donc, du côté de l’Etat-providence, sous couvert de satisfaire aux besoins économiques et sociaux des individus, à la multiplication d’annonces censées statuer dans nombre de domaines (emploi, logement, soins médicaux, édu­cation, culture…) pour répondre à cette demande d’égalité. Mais son action est paradoxale, assure Dominique Schnapper : “Fruit du louable souci d’assurer l’universalité des droits, elle vise, par les discriminations positives et autres politiques de promotion spécifique, à défendre les droits particuliers de ­certaines catégories. L’équité se substitue à l’égalité, le multiculturalisme à l’universalité.” Cette politique providentielle, “interventionniste”, comporte un danger ­essentiel : celui de la fragmentation du corps ­social. La société est menacée d’être composée d’une “simple juxtaposition de groupes particuliers, dont chacun défend ses intérêts matériels et moraux sans prendre en compte ceux de la collectivité”, ajoute l’auteure.


 


“Une période de fragmentation”


A en juger par ses mises en garde répétées, la fermeté républicaine doit, selon la sociologue, être de mise. Le vivre-ensemble, indissociable d’une véritable intégration “à” la société et “de” la société, ne peut, selon elle, reposer que sur la reconnaissance de l’égale dignité de tous les individus “sans qu’aucun droit collectif ne soit accordé à des groupes particuliers”.


Michel Wieviorka estime, quant à lui, qu’il faut inventer un modèle conjuguant “les promesses de la République et la capacité, pour ceux qui le souhaitent, de bénéficier des ‘droits culturels’ (juifs, musulmans, occitans, bretons…) dans l’espace public, et pas seulement à la maison”. L’auteur poursuit en observant que nous sommes entrés dans une “période de fragmentation, d’éclatement, de tensions”, et que les solidarités sociales, si elles n’ont pas disparu, se sont progressivement “limitées à la famille, aux amis, aux réseaux sociaux” et aux associations en tout genre.


 


“Retrouver le sens de la solidarité”


Il est donc primordial de “retrouver le sens de la solidarité”, afin que chacun puisse rencontrer et reconnaître l’Autre en tant qu’un “autre soi-même”, dirait Paul Ricœur, au nom des valeurs universelles de la société. Pour ce faire, Michel Wieviorka propose une idée surprenante : créer et susciter des “conflits”, des débats. “La solida­rité se construit en reconnaissant que tous les points de vue, tous les intérêts des uns et des autres, ne sont pas les mêmes. Il faut donc discuter, s’opposer, débattre, jusqu’à ce qu’un choix (collectif) soit pris”, conclut-il.


Trouver une solution à l’antinomie de la citoyenneté universelle et des attachements communautaires pour (ré)apprendre à vivre unis… ­Voilà la lourde tâche à ­laquelle sont confrontés les sociologues d’hier et ­d’aujourd’hui. Dans une société en perte de repères, et à la lumière d’une citation de Martin Luther King, une chose nous apparaît néanmoins certaine : “Nous devons ­apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots.”  


 


La suite du dossier :


Introduction au vivre-ensemble


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Jonas GUINFOLLEAU