Zahia Dehar, courtisane moderne

 Zahia Dehar, courtisane moderne

crédit photo : Richard Bord/Getty Images/AFP


Sa figure iconique pourrait incarner, la première, celles qu’on désigne par ce terme familier. Car contre son gré, elle a fait exploser au grand jour l’image ultra sexualisée d’une jeunesse féminine d’origine maghrébine qui rêve d’argent et de célébrité. 


C’est l’histoire d’une petite fille. Une jeune Algérienne originaire de Ghriss qui commença sa vie par un deuil, celui d’une ascension sociale par l’école. “Je voulais être pilote d’avion”, répète-t-elle au gré des rares interviews qu’elle donne. Arrivée en France à 10 ans, avec sa mère et son petit frère à la suite du divorce de ses parents, Zahia Dehar fait l’expérience du déracinement et d’une perte de repères. Elle doit entrer en CM2, mais redouble. “Je suis passée de première de la classe en Algérie à ‘nulle’ en France (…). Je pensais que j’allais rattraper mon retard et redevenir première” pour faire les longues études qu’elle espère.


 


Partout où coule l’argent et brillent les paillettes


Mais les Dehar sont ballottés d’appartement en appartement et la petite Zahia change d’école en permanence. Rapidement, elle décroche. C’est là qu’elle décide de “réfléchir autrement”. Dès ses 14-15 ans, celle qui se maquille depuis l’enfance et “aime se faire belle” sort la nuit à Paris et se fait rapidement draguer par des hommes riches, qui lui proposent d’aller plus loin moyennant finance. “J’étais jeune et je voulais avoir des relations sexuelles. Je ne voulais pas rester vierge. Et puis je me suis dit : ‘J’ai quoi comme possibilités ?’ Toutes les filles de mon âge avaient un petit copain, elles étaient amoureuses pendant un mois, puis elles étaient tristes, puis elles changeaient, puis elles avaient un nouveau petit copain et refaisaient la même chose. Je savais que ça allait être juste une perte de temps, que ça n’allait me mener nulle part. Je me suis dit : ‘Autant avoir des relations sexuelles et gagner quelque chose en retour.’ Je trouvais ça plus excitant”, explique-t-elle sans complexe dans le magazine Antidote, l’hiver dernier.


Zahia parcourt l’Europe en tant qu’escort-girl, se rend au festival de Cannes – une collègue y estimera ses recettes à 30 000 euros – partout où coule l’argent et brillent les paillettes. Un objectif en vue : grimper dans l’échelle sociale, remplir son compte en banque, devenir quelqu’un. Comment cette voie est-elle devenue la seule accessible à ses yeux ? Ligne filiforme, poitrine généreuse, cheveux peroxydés, Zahia, encore mineure, intègre ce monde flou où la prostitution ne dit pas toujours son nom, où les mots sont trompeurs et les âges mensongers. Par divers intermédiaires souvent d’origine maghrébine eux aussi, la “michetonneuse” remplace la “prostituée” et s’introduit dans le milieu de la jet-set. La “beurette” moderne est née.


C’est, malgré elle, qu’elle sera catapultée à la une des médias. Quand “l’affaire Zahia” éclate en 2010, celle qui a été le “cadeau d’anniversaire” de Franck Ribéry vit très mal les retombées. Ce qui ne l’aurait pas empêchée de tarifer 50 000 euros ses révélations à Paris Match… Elle veut bien être traînée dans la boue, mais pas gratuitement. Lors de sa déposition, Dora B., une “collègue de travail”, en plaisantera avec les policiers : “C’est une hargneuse (…). J’en reviens pas que vous ayez pu la faire venir gratuitement dans votre service.”


 


“Pour moi, je n’avais plus d’avenir”


Dans les pages de Match, l’escort-girl commence par réfuter le terme “prostituée” : “Je ne suis pas sur le bord d’un trottoir ou assise sur un tabouret de bar…” Elle témoigne cependant qu’avec Franck Ribéry, comme avec d’autres, “nous avons eu une relation sexuelle et il m’a payée”. Comme d’autres jeunes filles, Zahia n’a pas l’air de réaliser. Elle ne vit pas cela comme dégradant. C’est dans le regard des autres que l’image est dure. La violence des diatribes la force même à se terrer. “Pour moi, je n’avais plus d’avenir. J’étais Zahia la pute.” Tout le monde l’appelle par son prénom, comme pour réaffirmer le sort qu’on réserve aux mauvaises filles.


Pour Fatima-Ezzahra Benomar, cofondatrice de l’association féministe Les Effronté-e-s, “la société s’est organisée pour projeter sur elle l’image d’une sorte de prédatrice, qui aurait piégé les hommes qui payaient pour ses prestations. A-t-on autant stigmatisé les hommes qui ont fait appel à une prostituée mineure ? Non ! Elle n’aurait pas dû endurer tout cela. Deux éléments ont ‘aggravé’ son cas : son physique hors norme et sa condition de femme ‘racisée’. Ça fait d’elle une sorte de phénomène de foire. Ça la déshumanise.”



Adoubée par la jet-set


Si le mot “beurette” est d’abord peu prononcé pour la définir, ses origines algériennes lui seront régulièrement rappelées par les médias. L’émission Envoyé Spécial ira même jusque dans son village natal questionner l’imam, le voisinage et son père, qui hurle à qui veut bien l’entendre qu’elle a détruit l’honneur de la famille et qu’il la renie.


Mais Zahia encaisse, serre les dents et choisit de surfer sur la vague. En quelques mois, elle va non seulement entrer dans le monde de la jet-set, mais se débarrasser de toute forme apparente de vulgarité. Ses cheveux peroxydés vont peu à peu tirer vers un style Brigitte Bardot, puis s’assombrir. Elle se transforme en une sorte de “pretty woman”. Sa communication est particulièrement bien étudiée. Celle qui cultive le mystère, joue de son image de “courtisane” et s’entiche habilement des codes les plus chics de l’histoire de France : ceux de Marie-Antoinette.


Nœuds roses, froufrous et pâtisseries : les grands couturiers adorent. Zahia Dehar fait son entrée dans le monde de la mode, rayon lingerie fine, évidemment, avec une première collection qu’elle présente en janvier 2012. Karl Lagerfeld l’adoube, voyant en elle une courtisane à la française, telle que Diane de Poitiers. Mais l’idylle ne dure qu’un temps.


Un journaliste de L’Express résume alors que celle qui n’est ni mannequin, ni actrice, “n’est rien et beaucoup de choses à la fois”. Sylvie Barbier, auteure d’un Dictionnaire impertinent de la mode (Bourin Editeur) déplore l’utilisation de ces “égéries éphémères”, dont la “célébrité aura la durée de vie d’une mouche”. Nabilla rejoint Zahia au rang de “beurette de spectacle”. La jeune escort-girl ne sortira au final que trois collections. Elle joue à fond la carte des clichés qui lui collent à la peau : à moitié nue enturbannée comme un cadeau, ou sortant d’une boîte de poupée rose à l’occasion d’un défilé…


 


Une stratégie de survie


Elle se mure dans son personnage, s’approprie son rôle de “chose” et tente d’en tirer avantage. “Les femmes mettent en place des stratégies de survie. Qu’a-t-elle comme choix ? Soit elle se morfond, soit elle s’en sert…”, explique Fatima-Ezzahra Benomar. “Je devais commencer ma vie comme ce personnage”, affirme l’ancienne call-girl. Mais ce personnage hante encore la jeune femme de 26 ans, toujours enserrée dans ses robes de grands couturiers. Les rumeurs sur son train de vie circulent, bien qu’elle ait toujours réfuté être entretenue par un quelconque millionnaire. Outre son rôle de mannequin pour certaines marques et publications, la création d’une chaise avec la forme de ses fesses en l’air, une vague apparition dans un film, Zahia Dehar s’était lancée l’année dernière dans les fleurs… sans qu’une réelle success-story professionnelle ne soit au rendez-vous.


 


Enchaînée à son passé, stigmatisée


“Je me suis imaginée à 80 ans avec mon petit buste en cristal (de son corps présenté lors de l’exposition Zahia de 5 à 7 en 2012, ndlr) et j’ai pleuré”, déclarait-elle la voix tremblante, dans un documentaire sur son parcours. L’image Zahia est fragile. Elle s’essouffle, comme enchaînée à son passé. Le stigmate de la “pute” lui colle à la peau et elle ne semble pas réussir à en sortir. Aujourd’hui, elle le prône comme un message de liberté. “Oui, je suis une pute, et alors ?”, clame-t-elle, avant de s’insurger contre la condition féminine dans le monde arabe. “Quoi qu’elle dise ou qu’elle fasse, elle sera vue comme ‘une pute’. Se réapproprier le stigmate est une façon de reprendre le contrôle, d’y retrouver sa dignité, mais ça indique aussi qu’elle n’aurait pas besoin de le faire, si ce stigmate n’existait pas…”, analyse Fatima-Ezzahra Benomar. En mars 2017, Zahia affirmait dans le magazine Clash être féministe et engagée. “Je suis peut-être celle que vous n’aimez pas, mais je suis là, et c’est comme ça.” 


 


LA PROSTITUTION DANS LES CITÉS


Les alertes arrivent de partout. Depuis plusieurs années, le phénomène de prostitution, notamment de jeunes mineures, explose dans les cités. “Elle procède à la fois d’une avidité pour l’argent et d’une banalisation à l’extrême de l’acte sexuel, exacerbée par l’explosion de la pornographie”, déclarait la procureure générale de Paris, Catherine Champrenault, en juin dernier à la presse.


“L’activité, considérée comme lucrative et peu complexe, attire des jeunes qui entretiennent des situations d’ambiguïtés amoureuses, laissant aux jeunes filles l’illusion de croire qu’elles ne sont pas des prostituées, et aux garçons qu’ils ne sont pas leurs proxénètes”, ajoutait-elle.La difficulté pour la justice reste donc l’aspect “consenti” de cette prostitution : le banc des parties civiles est souvent vide, les filles ne se plaignent pas.


 


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