Abderrahman Bouzid : « le halal aiguise les appétits »

 Abderrahman Bouzid : « le halal aiguise les appétits »

Archives personnelles – Philippe Hugen/AFP


Cet expert consultant pour les grandes marques de distribution a créé, en 2009, la première marque de distributeur halal en France et dans le monde pour le groupe Casino et l’ensemble de ses enseignes. Il porte son regard sur l’expansion de ce secteur.


Les produits halal sont de plus en plus mis en avant en France, pourtant, la philosophie de ce type de consommation est encore méconnue. Pourquoi ?


Il y a un déficit d’informations et de communication. Aujourd’hui encore, il faut lutter contre un certain nombre d’idées reçues et d’inepties. Une viande est halal dès lors qu’elle suit des codes rituels et techniques obligatoires : d’abord dans son processus d’abattage, puis dans son contrôle de certification. Il faut en finir avec la caricature de ce particularisme halal considéré comme une pratique “barbare”. C’est totalement incompatible avec la philosophie de vie halal, qui s’oppose à tout ce qui est “haram”, illicite, en s’appuyant au contraire sur le respect et sur ce qui ne nuit à personne.


 


Le marché du halal est encore peu structuré. Comment l’expliquez-vous ?


Les consommateurs de viande halal ne tombent pas du ciel brusquement. C’est une longue tradition en France qui a connu durant les Trente glorieuses une organisation clandestine, principalement pratiquée dans les villages, dans des conditions sanitaires très douteuses, mais avec une traçabilité humaine, de confiance. Le passage au processus industriel a aussitôt mis en évidence la nécessité d’un organisme de contrôle pour structurer cette chaîne avec transparence. Ce qui est laborieux, c’est d’orchestrer tous les acteurs de cette filière, entre industriels, organismes de contrôle, commerçants et consommateurs, pour que le halal soit conforme à une éthique juridico-religieuse. Mais après toutes ces tentatives de structuration, on y arrive… enfin.


 


Quel est le cahier des charges de la certification halal ? Existera-t-il un jour un label unique, comme pour les produits bio et vegan ?


Justement on y est ! D’ici quelques mois, avant la fin 2018, la filière du halal sera verrouillée. Les principaux distributeurs du marché (grandes et moyennes surfaces, boucheries, restaurateurs…) ont décidé de créer une certification baptisée Norm’Hal, qui est équivalente au label Bio ou à l’AOP (appellation d’origine contrôlée, ndlr). Très bientôt, donc, l’industrie pourra choisir d’avoir ce label qualité ou non. C’est une véritable révolution qui est cours dans le monde du halal. Norm’Hal va certainement faire exploser le marché français et international d’ici à 2020-2025. Les grandes choses prennent toujours du temps : on m’a pris de haut lorsque j’ai tenu ce discours en 2008, en créant la première marque de produits halal pour la grande distribution, et, finalement, dix ans plus tard, nous y voilà !


 


On parle beaucoup de trésor économique, mais concrètement, combien représente le marché halal ?


Son potentiel est absolument colossal. Au niveau mondial, le marché du halal dans son ensemble – c’est-à-dire la finance, les produits pharmaceutiques, le tourisme, l’alimentaire et l’agroalimentaire – représente 2 500 milliards de dollars (2 113 milliards d’euros, ndlr) ! Sa capacité est estimée à 13 milliards de dollars en France (11 milliards d’euros, ndlr). En 2014, les chiffres officiels ont annoncé “seulement” 5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires. C’est dire le business qu’il reste à créer encore en France autour de ce marché.



La France serait à l’avant-garde sur ce secteur ?


De tous les pays non-musulmans, c’est en effet dans l’Hexagone que le marché du halal est le plus important. Il génère une création d’emplois vraiment prometteuse et sauve des abattoirs de la fermeture. En 2008, la France a pourtant raté une belle occasion de faire entrer le halal par la grande porte. Lorsque la question s’est posée au Fonds monétaire international, elle a refusé d’intégrer la finance islamique et les banques halal dans son économie ; par méconnaissance et par crainte des amalgames avec l’argent du terrorisme… Le halal est aussi une question politique.


 


C’est-à-dire ? Quelle est image du halal en France ?


En France, le halal s’accompagne inexorablement de trois grandes notions : le mythe, qui dit “c’est religieux”, le fantasme, qui crée des soupçons de financements occultes avec le terrorisme, et la réalité, qui montre une activité de services en pleine expansion. Il y a un paradoxe très net dans le fait qu’on n’accorde en France aucune communication à ce marché hyper dynamique. On sort l’artillerie lourde une fois par an, en période de ramadan, comme c’est le cas en ce moment, parce que la grande distribution sait qu’il génère entre 30 à 40 % d’augmentation de part de marché. Mais les grandes enseignes assument mal en proposant généralement des promotions “saveurs d’Orient”… On est très loin de tout ce qui est déployé pour le marché du bio et du vegan. Le citoyen français musulman en a soupé, lui, de ces vieux préjugés et souhaiterait que les choses deviennent plus naturelles, plus simples.


 


Le halal est-il encore source de polémiques, comme le sujet récurrent des cantines scolaires ?


C’est intéressant, en effet, de regarder comment le halal peut entrer dans le cadre de la laïcité. L’Etat français est laïc et, de fait, les fonctionnaires se doivent d’être neutres, eux aussi. Les parents musulmans n’ordonnent jamais à l’école de donner à manger halal à leurs enfants. Au mieux, les mamans demandent de ne pas leur servir de viande et les enfants s’en passent très bien, ils mangent halal à la maison ! On fait de l’école un lieu de conflit, alors qu’il est par essence un lieu de respect de la différence. La laïcité est une loi de la tolérance. Et manger halal à la cantine n’est pas une pression communautaire ou du corporatisme ! L’ignorance et le manque d’information : c’est toujours là que le bât blesse…


 


Dans les années à venir, l’offre halal va-t-elle s’étendre, selon vous, aux produits de la grande distribution ?


Bien sûr, et c’est déjà le cas ! Il faut combattre une autre idée toute faite : ce n’est pas l’industrie qui crée les consommateurs de halal, mais bien la nécessité qui engendre l’évolution sociétale à ce sujet. Le halal n’est pas une tendance à la mode, mais une tradition qui se modernise. Aujourd’hui, le consommateur musulman en a marre d’une offre saturée qui se cantonne à une viande et à une charcuterie traditionnelle. La clientèle halal a, elle aussi, besoin d’exotisme et de découvrir les saveurs d’ailleurs. C’est pourquoi le marché est actuellement en train de s’ouvrir sur lses cuisines du monde entier : gastronomie halal thaïe, mexicaine, nippone… Cela va évidemment créer une nouvelle génération de consommateurs en attente de produits de qualité. On retrouve aussi le halal dans le fast-food. Lorsque je me suis penché sur cette question, il y avait huit enseignes sur le territoire. Le halal aiguise les appétits… aujourd’hui, on en dénombre plus de soixante… Ce n’est qu’un début. L’arrivée de Norm’Hal va être un facilitateur plus que déterminant. 

Alexandra Martin