Maroc. Entreprises : Arnaques and Co

 Maroc. Entreprises : Arnaques and Co

La gestion du service client a encore beaucoup de progrès à faire au Maroc

Tordre le cou à la réalité, c’est en général l’art des prestidigitateurs et autres magiciens de cirque et pourtant, au Maroc, un cadre ou un employé d’une grande entreprise de télécoms ont pourtant ce pouvoir de vous faire prendre des vessies pour des lanternes.

 

Pour une banale interruption de la connexion par fibre optique, mon épouse et moi avions battu le record de téléphonie mobile, soit des dizaines de coups de fil à l’opérateur, plusieurs déplacements en agence, trois plaintes écrites, le tout sans succès pour deux semaines.

Pour que les techniciens de ce grand opérateur national bien introduit à l’international, fassent le déplacement pour réparer en quelques secondes, le fil de la fibre optique endommagé et rétablir la connexion, il a fallu actionner le fameux piston et faire intervenir plusieurs responsables, dont un grand ponte de l’administration. Une mauvaise expérience partagée par des milliers de citoyens.

En face, c’est un voisin qui a été obligé trois fois de changer de société de gardiennage parce que tous les gardiens de nuit s’installaient, une fois les lumières éteintes tranquillement dans les bras de Morphée. Alors qu’il suffit de poser une simple question à n’importe quel citoyen sur sa banque pour entendre un chapelet de malédictions qui s’abat sur le secteur bancaire.

« L’ensauvagement » des employés du privé est aujourd’hui tel qu’il faut graisser la patte pour avoir droit à un service correct, payer des dessous de table à des maçons pour qu’ils terminent dans les délais la construction d’un mur, ajouter les épinards dans le beurre d’un intervenant de la société gérante de la distribution d’eau pour qu’il bloque rapidement la fuite impromptue, etc.

Le point commun entre ces affaires ? À coups d’effets spéciaux, des employés sans scrupules, camelots d’un autre type, alimentent allègrement les rumeurs habituelles sur un secteur privé pourri avec leur sabbat d’histoires absurdes, de soupçons de corruption avérés, remettant une louche dans ce mauvais bouillon qui n’en avait pas vraiment besoin.

Le phénomène de la corruption dans les pratiques du secteur privé n’est pas nouveau, et d’ailleurs une étude récente menée par des universitaires de Cambridge portant sur plus de 200 affaires de corruption survenues dans 60 pays entre 1975 et 2015, a conclu que pour l’entreprise corruptrice, les bénéfices à court terme étaient bien juteux : à chaque dollar versé en pots-de-vin, la société récupérait en effet un bénéfice additionnel allant de 6 à 9 dollars par rapport au marché.

Mais tel n’est pas notre sujet, ce qui nous intéresse ici, c’est comment des employés, des cadres, des dirigeants du privé ont mis en place une série de mécanismes de blocage qui mettent l’usager devant un dilemme, soit graisser la patte pour pouvoir obtenir une intervention d’urgence en principe couverte par le contrat initial soit refuser de corrompre et se voir dénier un droit pour lequel, on est déjà passé à la caisse.

On a souvent l’impression qu’on est constamment en guerre comme le pensait Sainte-Beuve, dans les années 1860 « La guerre démoralise vite et ensauvage les cœurs, en se prolongeant trop. »

En réalité, il y a certainement bien plus d’employés du privé honnêtes que de ripoux, il existe sans aucun doute des entreprises à louer pour leur sens du service rendu et certaines rivaliseraient avec les meilleures boîtes dans le monde en matière de civisme, mais le problème, c’est que l’insécurité, la corruption peuvent être combattues ponctuellement, mais le sentiment du « tous pourris » quand il s’installe est autrement plus difficile à terrasser parce qu’il relève désormais de l’ordre du fantasme.

Le patriotisme économique a-t-il encore un sens quand les entreprises ne se soucient plus de perdre leur savoir-faire, de voir entacher leur réputation de manière aussi flagrante ? À quoi cela sert-il de gaspiller autant d’argent dans des campagnes de pub quand il y a tromperie sur la marchandise dès que le citoyen se heurte à un service après-vente défaillant ?

Pour Spinoza « assurer la sécurité́ des citoyens est la principale fonction de l’État, de même que permettre leur liberté́ est son principal but », or qui défendra le droit du citoyen d’exiger du secteur privé le respect du contrat matériel et au moins un service minimum rendu dans les délais impartis.

Qu’est-ce qui pousse les travailleurs du privé à concurrencer « les pratiques de corruption » de l’administration ? La crise économique a bon dos, mais en réalité, ce qui pousse ces travailleurs à s’encanailler c’est bien sûr des salaires de misère, mais c’est aussi l’impunité dont ils bénéficient au sein de leur hiérarchie, ces pratiques étant courantes et connues de tous. Des pratiques qui interrogent désormais la place de l’entreprise dans la société́, l’articulation de l’intérêt général et privé, etc. Ne cherchez pas ailleurs d’où vient ce déficit alarmant de compétitivité de nos entreprises.

La reprise économique sera lente, mais quand on se penche sur les recettes proposées, on se demande bien si l’habillage et le saupoudrage de ce plan de relance ne relèvent pas du registre de l’incantation. Les 120 milliards de DHS du plan de relance annoncés pour irriguer les trésoreries des entreprises malades de la Covid-19 sont assortis de conditions générales dont celle de favoriser l’emploi des jeunes. Soit. Mais dans cette batterie de dispositifs censés amortir le choc de la crise économique en limitant les faillites, tout en modernisant l’appareil productif alors que le royaume affronte une récession historique, ce choix serait parfait s’il intégrait l’obligation pour les entreprises de s’engager non seulement sur l’emploi ou la généralisation de la couverture sociale, mais que les deniers publics distribués généreusement soient consacrés également à la lutte contre ces pratiques mafieuses dont souffrent les usagers.

L’État doit « veiller » à ce que les entreprises aidées «intègrent», la lutte contre ces pratiques au sein de leur stratégie comme elle doit s’engager sur des sujets sociétaux et écologiques. Quitte à̀ dépenser beaucoup d’argent public, il aurait été plus ambitieux de pousser des investissements stratégiques en direction d’une formation continue des salariés qui intègre le volet moral.

Et surtout que le citoyen ait des recours efficaces pour recouvrer ses droits. L’entreprise elle-même ne se sauvera pas sans une vraie gouvernance économique, une opération manu pulite dans les rangs de ses employés les moins regardants, instrument obligé et seul convaincant, non seulement devant les marchés, mais plus encore devant ses clients.

N’oublions pas que les pays émergents ne se débarrassent de leur détresse originelle, ne retrouvent les faveurs de l’investisseur étranger qu’en épousant, vaille que vaille des réformes stoïques, à commencer par la moralisation de la vie publique et depuis quelque temps, chez nous, par celle « de la vie privée ».

Bien sûr la crise économique arrive au mauvais moment, mais être résilient, ce n’est plus gérer les risques au jour le jour, mais anticiper ceux de demain. Histoire, pour emprunter à Antonio Gramsci, ces belles paroles « de ne pas sombrer avec le vieux monde et d’être toujours là quand le nouveau apparaîtra ».

 

Abdellatif El Azizi