« Il est injuste de dire que notre journal est islamophobe », Laure Daussy journaliste à Charlie Hebdo

 « Il est injuste de dire que notre journal est islamophobe », Laure Daussy journaliste à Charlie Hebdo

Laure Daussy journaliste à Charlie Hebdo. Photo : DR

Laure Daussy est journaliste à Charlie Hebdo depuis avril 2015, soit quelques mois après l’attentat terroriste perpétré par les frères Kouachi contre le journal satirique qui a coûté la vie à douze personnes. Laure Daussy a accepté l’idée de cette interview, consciente du fossé qui se creuse entre son journal et certains lecteurs de confession musulmane. 

 

LCDL : Dernièrement, Charlie Hebdo a publié sur son journal des caricatures de l’ayatollah iranien Khamenei. Certains vous reprochent de jeter une nouvelle fois de l’huile sur le feu…

Laure Daussy : Pour une fois, j’ai assez peu entendu cette réaction ! Nous avons organisé un concours international de dessins, ouvert aux dessinateurs professionnels ou amateurs. Un concours qui a eu un beau succès puisque nous avons reçu plus de 300 dessins, venus du monde entier, y compris d’Iran. 

L’idée de ce concours était, par le biais de dessins, de se moquer du guide suprême, détruire sa « sacralité », montrer en quoi il est un tyran, et ainsi soutenir le peuple iranien. Ce sont les musulmans, d’ailleurs, les premières victimes de cette dictature, qui instrumentalisent la religion musulmane pour mettre en place un régime qui ne respecte pas les libertés fondamentales. C’est un régime qui exécute ses opposants. Il y a quelques jours, des personnes qui ont participé aux manifestations ont été pendus sans aucun procès. 

Nous avons eu plusieurs retours très positifs de la part d’exilés iraniens de par le monde, qui se sont emparés de ces dessins. La Prix Nobel de la Paix iranienne Shirin Ebadi a d’ailleurs tenu à nous rencontrer pour nous remercier pour ces caricatures, on est extrêmement touché ! Bien sûr, cela ne va pas faire tomber le régime, mais c’est un soutien symbolique à la révolution en cours. 

On a l’impression qu’il est très difficile aujourd’hui en France de critiquer Charlie Hebdo…

Je comprends votre question, pourtant, je vois passer régulièrement beaucoup de critiques, souvent de la part de gens qui certainement n’ouvrent jamais le journal. En tout cas, ces critiques permettent de nourrir le débat. Charlie n’est pas sacré, d’autant que nous luttons nous-même contre toutes formes de vénération ! Si les gens n’aiment pas Charlie, qu’ils n’achètent pas le journal.

Mais ce que je trouve inadmissible, ce sont celles et ceux qui disent « je n’aime pas Charlie et ils l’ont bien cherché ». On entend malheureusement régulièrement ces propos. Comment peut-on justifier d’être assassiné pour un dessin ? 

Pour certains, Charlie Hebdo est un journal islamophobe…

C’est une accusation injuste et qui ne comprend pas ce qu’est la critique des religions. Notre journal s’inscrit dans une histoire. Charlie Hebdo est un journal de gauche, antiraciste, féministe, laïc et irrévérencieux. Nous nous en prenons à tout ce qui est sacré, à tout ce qui a du pouvoir. 

Or, les religions sont précisément une forme de pouvoir, d’autant plus dans leur version intégriste. Elles veulent imposer leurs interdits, imposer leur manière de vivre. C’est donc émancipateur de les mettre à distance, de s’en moquer, pour interroger et faire réfléchir. Nous nous en prenons à l’islamisme, pas à l’islam ! 

Les caricatures sur ce sujet font toujours polémique, mais on oublie que l’on caricature de même toutes les religions. Par exemple, lorsque j’ai fait une enquête sur la pédocriminalité dans l’église, sur le dessin en Une, les yeux de Jésus avaient été remplacés par une paire de testicules. Une manière de montrer que l’église ferme les yeux face à la pédophilie. 

N’avez-vous pas l’impression que certains dessins sont offensants ? 

Le problème, c’est qu’aujourd’hui, on ne sait plus lire une caricature. C’est une forme d’exagération, pour interpeller. On peut rappeler que selon la loi en France, le blasphème est autorisé, car la religion est une idée et on a le droit de critiquer une idée. Nous ne critiquons pas les croyants. Il y a une différence fondamentale entre s’en prendre à un dogme ou s’en prendre à des personnes. 

D’ailleurs, à ma connaissance, à chaque fois que nous avons été poursuivis devant les tribunaux, que ce soit par les intégristes catholiques ou musulmans, nous avons gagné. Et puis, il faut se méfier de la loupe déformante et rappeler que la majorité des Unes de Charlie Hebdo n’a pas été consacrée aux extrémistes musulmans ou aux autres fanatiques religieux, mais aux politiques, aux footballeurs, ou aux personnalités médiatiques, comme Hanouna !

Que ressentez-vous quand l’extrême droite soutient Charlie Hebdo ? 

C’est tout de même un paradoxe énorme, car nous avons toujours combattu l’extrême droite ! Je rappelle qu’en 1995, Charb avait lancé dans le journal une pétition pour faire interdire le Front national. Plus récemment, le maire de Béziers, Robert Ménard avait placardé dans les rues de sa ville le dessin de Cabu : « Mahomet, débordé par les intégristes, c’est dur d’être aimé par des cons ». On avait fait un communiqué en expliquant qu’effectivement « c’est dur pour Charlie d’être aimé par des cons! ». 

Toutes les semaines, nous faisons des reportages qui donnent la parole à celles et ceux qui subissent des injustices. Par exemple, lors de l’attaque contre la mosquée de Bayonne en 2019, j’étais allée rencontrer les familles des victimes, j’avais donné la parole à des fidèles de la mosquée. La même année, je me suis infiltrée au sein d’une association d’extrême droite L’Agrif (NDLR : Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) pour dénoncer leurs discours. 

Par ailleurs, ce n’est pas parce que l’extrême droite instrumentalise certaines valeurs comme la laïcité qu’on va l’abandonner. Historiquement, c’est une valeur de gauche, émancipatrice, de même que la critique des religions, même si certains à gauche ont tendance à l’oublier… A Charlie, nous luttons à la fois contre l’extrême-droite politique, mais aussi contre l’intégrisme religieux, qui est aussi une forme d’extrême-droite, on l’oublie souvent. 

Il y a quelques années, j’étais allée en reportage en Tunisie. J’avais rencontré Bochra Bel Haj Hmida qui se battait pour faire abolir la loi sur l’héritage, plus favorable aux hommes. Elle m’avait dit qu’elle devait s’opposer à l’extrême droite en Tunisie. Je lui avais demandé alors qui était la Marine Le Pen tunisienne et elle m’avait répondu « les salafistes, et les Frères musulmans» ! 

Or, en France, on ne les met pas dans la case extrême droite religieuse. On voit bien en tout cas, que les premières victimes de l’extrémisme religieux sont les musulmans, et en premier lieu, les femmes musulmanes. Ces deux extrêmes se nourrissent. Ils ont un point commun : ils veulent mettre en place une société sans liberté.  

Comment expliquez-vous le désamour, voire la haine qu’expriment certains à l’égard de votre journal ? N’avez-vous pas l’impression parfois d’alimenter un climat déjà tendu ?

Je trouve ces réactions assez tristes, quand on pense que l’on se bat pour la liberté d’expression, qui est un bien précieux, qui profite à tout le monde. Après, c’est normal qu’un journal, encore plus un journal satirique, ne plaise pas à tout le monde. 

Mais il y a aussi une incompréhension de la part d’une partie de la jeune génération, de toute confession, sur le droit au blasphème, sur la liberté de critiquer les religions. Une certaine hypersensibilité qu’on retrouve chez cette « génération offensée  » qui ne perçoit la critique des religions que sous le prisme du racisme. Pour parler aux plus jeunes, on a créé, avec SOS racisme, l’association DCL (dessiner, créer, liberté). 

Nous allons régulièrement dans les établissements scolaires pour faire de la pédagogie et expliquer l’histoire des caricatures, bien antérieure à la création de Charlie Hebdo. Nous avons beaucoup de demandes et c’est plutôt rassurant. Au départ, certains jeunes nous disent qu’on s’en prend essentiellement aux musulmans et qu’on va trop loin. Et à force de dialogue, ils prennent conscience d’une autre réalité et qu’ils s’étaient peut-être trompés nous concernant.  

 

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Nadir Dendoune