La perte du « sens commun »

 La perte du « sens commun »

Les partisans de Kais Saied, manifestant devant le bâtiment du Parlement tunisien à Bardo, à Tunis, Tunisie, le 26 juillet 2021. Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto / AFP

Le référendum qui vient d’avoir lieu en Tunisie, comme le montrent les chiffres et les circonstances politiques, est moins un acte constructeur, qu’un acte déconstructeur, faisant perdre le sens commun aux Tunisiens.

On ne peut pas appeler le référendum sur le projet de Constitution, qui vient de se dérouler en Tunisie, issu d’un coup de force violant la Constitution de 2014, et imposé par un seul homme, une « consultation populaire », comme il est de coutume. Il s’agit plutôt d’une « consultation impopulaire », comme l’indiquent de manière édifiante les résultats « officiels », déjà litigieux, et comme le prédisait déjà la fameuse « consultation électronique » qui l’a précédé, elle-même boudée par le « peuple ». Si bien qu’on a affaire à des concepts vidés de leur sens (qu’est-ce qu’un référendum ?) par une pratique unilatérale agressive et impolitique dans laquelle a prévalu l’absence de confrontation et de débats autour du projet, contrairement à la Constitution de 1959 et de 2014, largement débattues. Éléments qui laisseront sans doute des traces à l’avenir.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Sur une population de 11.803.588, un corps électoral de 9.278.541 inscrits, il n’y avait dans ce référendum que 2.756.607 votes exprimés, c’est-à-dire 30% de votants effectifs (73.487 votes nuls et blancs qui ne comptent pas). Alors, que les votes favorables au projet saiedien, parmi ces 2.756.607, se situent dans l’ordre de 94,60% et que le vote contre est de l’ordre de 5,40%, cela compte peu.

Il est vrai que la politique ne se réduit pas à une question comptable ou opération numérique, comme le disent certains observateurs. Mais, là aussi, tout commence par la comptabilité. En l’espèce, la comptabilité détermine même la validité des concepts. Les résultats illustrent en effet le niveau de représentativité, l’étendue de la majorité et de la légitimité des auteurs du référendum. Surtout qu’il s’agit d’adopter un projet « refondateur » – la Constitution – qui fait d’ordinaire office d’un Pacte politique réglant dans la durée les rapports gouvernants-gouvernés.

Le peuple de 30% est-il encore « peuple » ? Légalement et formellement, il l’est, mais légitimement, au niveau de la conscience collective, le doute est loin d’être exclu. Le peuple fictif de 30% risque d’opprimer le peuple réel de 100% en pratique. Stuart Mill disait que « le peuple qui exerce le pouvoir n’est pas toujours identique au peuple sur lequel le pouvoir est exercé » (De la liberté, Paris, Press Pocket, 1990, coll. Agora, p.31). On est loin des conceptions du Pacte social supposant un consentement unanime des associés, comme l’a conçu Rousseau, ou du Pacte de Locke fondé sur le trust. La « volonté de tous » est en définitive dans ce référendum la « volonté de quelques-uns » qui parleront de droit et de fait au nom de l’intérêt de tous par la bouche d’un seul. Rousseau lui-même considérait que lorsque des volontés particulières parviennent à l’emporter sur toutes les autres, il n’y a plus de volonté générale, mais seulement un « avis particulier », qui ne prend plus en considération l’utilité générale. Le « peuple » est davantage alors « faction » que peuple. Il accapare, il ne délègue plus, il ne légitime plus. La majorité de 30% est pur sophisme, puisque c’est la minorité qui gouverne, ou pire, qui décide d’une Constitution, d’un contrat politique. Les concepts se confondent, deviennent interchangeables ou malléables à volonté. Majorité et minorité ne se distinguent plus ; représentativité et non-représentativité se confondent ; et légitimité et illégitimité n’ont plus beaucoup de sens.

Libre au président Saied, initiateur du projet, de crier victoire et de festoyer avec deux dizaines de personnes dans l’Avenue. Mais la réalité politique est désormais truffée de fiction et de mythe. La politique elle-même n’a plus de sens. On entrevoie déjà la perte du sens commun– sens politique par excellence- qu’Hannah Arendt a détecté dans les systèmes totalitaires (et aussi, peut-on ajouter dans les régimes autoritaires). Non pas « perte de sens » dans le sens de « pré-notions » de Durkheim ou dans celui d’ « évidences immédiates et souvent illusoires » de Bourdieu. Mais dans le sens d’opinions, croyances, perceptions largement partagées au sein d’une organisation sociale donnée. Sens proche, il est vrai, de la koinè aisthesis (sensibilités communes) d’Aristote.

Pourquoi perte du sens commun ? Parce que, lorsqu’un seul homme au pouvoir s’adjuge une représentativité totale de fait que personne ne lui a donné, sur la seule base de 30% des électeurs, c’est que l’homme-citoyen ne peut plus vivre parmi ses semblables, au sein d’une polis. Parce que « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine », comme le dirait Hannah Arendt, pluralisme supposé égalitaire, où la volonté de chacun compte. Lorsque 30% des électeurs décident du contrat politique pour tous, on n’est plus ni dans le sens commun ni dans le pluralisme (H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p.13 ; ainsi que La vie de l’esprit, I, La Pensée, Paris, PUF, 1981, p.34). On est dans le reniement démocratique des majorités profondes et réelles, pourtant nécessaires au consensus et au vivre-ensemble. Alors, dire que la politique n’est pas une question numérique est loin d’être vrai. Les chiffres donnent une image de la nature ou de la dimension du « vivre-ensemble » ou du « sens commun », surtout pour un contrat prétendument refondateur, non voulu par le peuple, démolissant par la force un contrat antérieur consensuel malgré tout. Le peuple tunisien est désormais étranger chez lui du fait, non pas des puissances étrangères, mais de ses propres compatriotes et du premier national d’entre eux.

Il est étonnant qu’un contrat fondateur soit imposé par la force dans une société qui a commencé à apprendre le pluralisme à partir d’une révolution fondatrice du pluralisme. Par ce « contrat léonin », comme disent les civilistes, son initiateur espère retrouver une légitimité par l’usure du temps, comme beaucoup d’actes violents fondateurs qui ont marqué l’histoire, où le fait se transfigure en droit par l’écoulement du temps. Un peu comme l’acte « républicain » de Bourguiba du 25 juillet 1957. Quoique ce dernier avait l’adhésion de la masse et une légitimité historique incontestable fondée sur l’efficacité politique et le déclin de la légitimité monarchique.

Hatem M'rad