Sidi Larbi Cherkaoui, virtuose de l’harmonie

 Sidi Larbi Cherkaoui, virtuose de l’harmonie

Crédit photos :Valery Hache/AFP – Vladimir Vyatkin/Sputnik/AFP


C’est le danseur et chorégraphe le plus emblématique de sa génération. Il incarne à lui seul la fusion des paradoxes réconciliés. Icône de la scène internationale, le belgo-marocain allie danses contemporaines et populaires, profanes et sacrées, dans une esthétique graphique et fluide. Rencontre avec un convaincu du métissage. 


Sidi Larbi Cherkaoui est “différent comme tout le monde”, un être unique et multiple. Le flot de ses ­paroles est à l'image de ses mouvements dansés : ondoyant, mélodieux, fluide. Il a cette faculté étonnante qu’ont les esprits sages et brillants, à relier les contraires comme une constellation, à remettre de l’ordre dans le chaos, à réconcilier le monde avec lui-même face à ses propres contradictions. Les titres de ses opus se répondent d’ailleurs en écho : Zero Degree of Separation, Puzzle, Babel, Fractus…


Avec lui, on comprend que l’on crée comme on naît. Le melting-pot est sa marque de fabrique, l’histoire même de ses origines. Sidi Larbi Cherkaoui est issu du mélange des cultures. De mère flamande et de père marocain, il a en lui l’esprit d’ouverture si singulier de l’un et la musicalité de l’autre. Très jeune, il dansait avec sa mère et chantait avec son père. Sans le savoir, il est venu à la danse par le dessin ; une autre façon de relier les pointillés de sa vie pour esquisser son œuvre future. “Il y avait chez nous des versets coraniques inscrits au-dessus de chaque porte de la maison. J’admirais cette calligraphie, je voyageais dans cette écriture arabe, j’y voyais des ­visages, des oiseaux, des courbes vivantes… Je dessinais beaucoup aussi…”, se souvient-il.


Progressivement, le besoin de prolonger le trait du crayon et de s’exprimer physiquement se fait ressentir. Enfant des années 1980, c’est à travers les shows TV ­populaires mais aussi les films de Bruce Lee, qu’il découvre sa fascination pour le champ chorégraphique et celui de la mise en scène. “A 9-10 ans, je regardais ces spectacles de danse disco-pop le samedi soir, et je me disais naïvement ‘C’est ça ce que je veux faire !’ confie-t-il dans un rire nostalgique. Et c’est ce que j’ai fait ou presque !”


Autodidacte, il passe des concours, et intègre une troupe de danse dans des émissions télé durant trois ans. “C’est une expérience qui m’a beaucoup appris à savoir ce que je voulais et ne voulais pas faire, se souvient-il. Cela m’a aussi donné le sens du respect pour tous les niveaux de danse. Traditionnels, populaires, contemporains : pour moi il n’y a pas d’échelle ni de hiérarchie, seulement des univers parallèles différents.”



D’un univers à l’autre


C’est ainsi que, remarqué sur un plateau du petit écran, il rejoint l’école bruxelloise pluridisciplinaire Parts, qui le mènera assez rapidement à créer, en 2000, Rien de rien qui le consacre. Au fil des chorégraphies, l’inspiration prend de l’élan et son univers en gestation se développe. De Pina Bausch, il a hérité son goût pour le détail anatomique et le Tanztheater (danse-théâtre), en incluant dans ses pièces des saynètes parlées, du chant et de la musique live. Progressivement, la danse devient ce lieu poétique de tous les possibles, où il joue à rassembler les fragments épars d’un monde disloqué, le sien, le nôtre.


Car ce qui fait la singularité et le succès de l’œuvre de Cherkaoui, c’est qu’il se construit comme une arborescence aux mille feuilles qui nous parle et parle de nous : quels que soient l’âge, le sexe, la couleur, le culte, les origines sociales… A ce tronc commun du genre humain universel s’ajoutent les époques et les civilisations, comme des ramifications contraires qui s’entrechoquent pour mieux s’entrelacer. Le chorégraphe a le don inouï de franchir avec virtuosité tous les murs : tabous culturels, religieux, sociétaux. La limite chez lui n’est jamais un obstacle mais l’occasion d’une transformation.


Du flamenco aux arts martiaux des moines shaolin, des danses traditionnelles hindoues, orientales, ou japonaises en passant par le hip-hop, la danse est avec lui un voyage permanent qui s’agrémente au fil des rencontres artistiques et des collaborations. Le chorégraphe belgo-marocain passe d’un univers à l’autre, du tissage au métissage des genres, avec une telle aisance qu’il permet au public d’entrer dans l’univers de la danse contemporaine avec une conscience plus large de ce qu’elle est en réalité : un espace de liberté d’expression qui n’est pas destiné au microcosme des happy few.


Car, autre signe des temps, la danse contemporaine s’est démocratisée. “Elle n’a jamais voyagé aussi vite, s’étonne encore le danseur tout juste quadragénaire. A mon époque, il fallait attendre la diffusion d’un spectacle à la télé, aujourd’hui, internet a permis une plus grande accessibilité qui peut faire naître de nouvelles vocations.”


 


Comme un derviche tourneur


Son regard sur la jeune génération de danseurs a la même tempérance que sur le travail des autres chorégraphes. “Chaque génération a ses manques qui donnent une impulsion particulière à la création. Moi, c’est le manque de cohésion entre les différents univers qui m’a porté toute ma vie. Tout cela est très personnel en réalité. Je ne suis le modèle de personne, confie-t-il avec humilité. C’est à eux d’exprimer leur message et de créer leur univers. Ce que je sais c’est qu’en Belgique et en France il y a beaucoup de jeunes talents !”


Le temps pourtant semble ne pas avoir de prise sur cet artiste en perpétuel mouvement. Il y a dans son univers quelque chose de profondément nietzschéen, l’idée d’un éternel retour dans cette façon de créer et de confronter des espaces-temps. Dans le fond, Sidi Larbi Cherkaoui est un peu comme un derviche tourneur, il évolue dans cette spirale du champ chorégraphique en acceptant d’aller vers une autre virtuosité qui inclut la transformation du corps. “Bien sûr, je ne suis plus la même personne qu’à 20 ans, mais j’aime où j’en suis. C’est difficile de se comparer avec soi-même. Pour durer et aller jusqu’au bout de son art, il faut changer et rester soi-même.” Autre oxymore dont le danseur a le secret, en bon alchimiste qu’il est. 


MAGAZINE NOVEMBRE 2017


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Alexandra Martin