Lectures de Janus ou la démocratie à deux têtes, de Hatem M’rad

 Lectures de Janus ou la démocratie à deux têtes, de Hatem M’rad

M’rad (H.), Janus ou la démocratie à deux têtes, Nirvana, Tunis, 2020 (400 p.)

Une décennie ne signe pas une obligation de maturité pour la jeune démocratie tunisienne. Relever son âge, n’est pas conclure à son échec. Sa plus grande réalisation est de s’être maintenue. D’avoir survécu, jusqu’ici, aux tentatives d’avortement et de restauration de l’ordre autoritaire. À l’épuisement des dynamiques sociétales qui la portent. Comme au risque, permanent, d’être submergée par une surmobilisation contestataire. La démocratie tunisienne ne se renie pas non plus d’être ambivalente. Ses excès et déficiences seraient en mesure de la consumer, mais ne la consomment pourtant pas. Le fait qu’elle offre un portrait dédoublé et brouillé, qu’elle soit à deux faces, à l’image de Janus, le dieu romain, ne l’annule, donc, pas.

 

Tel est le bilan, mesuré et étayé, que l’auteur, spécialiste de la pensée libérale, dresse de la Tunisie à la veille du Xème anniversaire de sa révolution, dans son dernier ouvrage Janus ou la démocratie à deux têtes, édité chez Nirvana. Les évènements et les tendances politiques, caractéristiques des deux dernières années de la politique nationale, y sont consignés et commentés. L’un des mérites de ces chroniques est qu’elles s’émancipent du discours historiographique comme journalistique. Un effort de construction et d’analyse des faits politiques se profile derrière les développements restitutifs. L’évènement est souvent convoqué pour, et dans, ses récurrences. Pour tenir sa place dans une démarche inductive. Dans ce qu’il a d’illustratif d’un fait politique. Il est alors analysé dans son épaisseur historique et sociologique et éclairé, dans sa signification pratique pour la transition, par la pensée politique libérale.

Le livre revendique une affiliation à une pensée d’interprétation du politique, non spéculative, ni autoréférée. Elle opère par aller-retour entre observation et conceptualisation. Une réflexion s’y exprime à rebours de deux pratiques intellectuelles excessives qui se contentent d’accompagner la transition sans l’éclairer : un certain journalisme « de la politique », englué dans l’évènementiel, aussi plat qu’émotif ; et une performance intellectuelle se suffisant à elle-même, ayant tendance à se détacher du contexte pour mieux se confiner dans les grands principes. Le genre est loin d’être inconnu dans l’histoire de la pensée politique du XXème siècle. Il n’est pas inapproprié d’en établir une certaine filiation, intellectuelle et de style, avec les Propos d’Alain (1906 – 1936), et les Chroniques de guerre (1944 – 1946) de Raymond Aron. Il est d’autant plus légitime d’inscrire le livre dans cette tradition séculaire que la pensée politique et l’engagement citoyen du prédécesseur a pu essaimer parmi ses successeurs. Entre ces auteurs aux destins croisés, une chaîne de transmission d’un certain héritage a pu s’établir. Raymond Aron, fortement influencé par Alain, son professeur de philosophie, était celui qui allait, à son tour, profondément marquer les réflexions et les écrits de Hatem M’rad, qui assistait à ses conférences, au début des années 1980, à l’institut d’Études politiques de Paris. Ce dernier est, du reste, devenu un grand lecteur et commentateur des œuvres de l’auteur de Démocratie et totalitarisme (1962). Il partage avec les deux penseurs/journalistes politiques assumés (quoique Alain est un pseudonyme avec qui Émile-Auguste Chartier signait nombre de ses articles) un double engagement. La réhabilitation de la raison philosophique face aux postures idéologiques et la préséance de la rationalité technique instrumentale. Et la défense de la démocratie libérale, condition de la Cité juste. La Tunisie nouvelle ne pouvant honorer ses promesses sans épouser les valeurs du libéralisme politique et sociétal.

La démarche interprétative procède de la qualification savante de catégories d’actions et d’interactions, à teneur politique, que l’auteur considère signifiantes pour la viabilité de la démocratie naissante. Elle est plus nettement percevable lorsque sont abordés les nostalgies et les nostalgiques de l’ancien régime (pp. 50-52 ; 173-177 ; 283-286 et 321-324). La recomposition des blocs à l’Assemblée législative, ou le « nomadisme » parlementaire (pp. 67-71 et 153-157). L’autonomie et l’hétéronomie des partis (pp. 72-81). Les alliances gouvernementales (pp. 103-107 ; 133-136 ; 148-152 et 261-264). « L’effet démocratie » sur Ennahdha (pp. 120-123 et 137-140). Le syndicalisme revendicatif (pp. 162-168). Le populisme décliné, surtout, comme rejet de l’élite politique (pp. 182-186 et 231-235). Le vote, ses dévoiements, implications immédiates, ou électorales, et incidences, différées et diffuses, politiques et sociétales (pp. 215-219 ; 226-230 ; 236-242 et 261-264). Pour toutes ces manifestations tapageuses de l’effervescence démocratique, l’auteur plaide pour « situer les évènements dans la durée » (p. 17). Il prend soin de distinguer contingences et régularités, simples occurrences et dynamiques installées, effets incidents et effets signifiants, pour la transition.

Usages de Bourguiba

La place du leadership politique, au sens large du terme, est reconsidérée dans la Tunisie des institutions démocratiques. Alors que le pays semble gagné aux impératifs révolutionnaires de la dépersonnalisation de l’exercice du pouvoir et de la réécriture du récit national, B. Caïd Essebsi et H. Bourguiba sont portés au-devant de la scène politique. Pour contrer les islamistes d’Ennahdha par les urnes, le fondateur de Nidaa Tounes mobilise comme référent Habib Bourguiba, « père » de la nation et symbole du modernisme et de la sécularisation. Il est bien illusoire d’espérer contrecarrer, électoralement, l’islamo-conservatisme, courant politico-sociétal chérissant une société « apurée » et « réconciliée » avec elle-même, sinon alternative, sans l’affronter sur le terrain des visions du monde et des ressources symboliques légitimatrices de l’action politique.

L’auteur s’attelle à démontrer les usages politiques de la figure bourguibienne. Les registres, variables, voire contradictoires, par lesquels elle est sollicitée au service de l’action d’acteurs politiques aux sensibilités et horizons idéologiques fort contrastés. Elle fait l’objet d’un recours sélectif, en fonction des enjeux prisés par les uns et les autres. Parfois d’un recyclage politiquement opportuniste. Bourguiba est « multiple » et « contradictoire » (p. 24). La mobilisation du personnage est intensive, tantôt subversive, tantôt permissive. Elle s’assimile à « une révolution dans la révolution » (p. 20). Permettant, au gré des circonstances et des positions, d’incarner la chose et son contraire, « tant la révolution (…) que la contre-révolution » (p. 21). Il y a lieu de signaler que pareil constat prouve, plus fondamentalement, que la légitimité révolutionnaire s’essouffle. Elle n’équivaut aucunement à un blanc-seing accordé aux détenteurs de l’ordre nouveau. Ce que l’on serait en mesure de nommer « néo-bourguibisme », offre une légitimité de substitution, ayant l’avantage d’être largement indéterminée et, surtout, disponible. Le mysticisme intrinsèque à la légitimité révolutionnaire, comme la my(s)tification, dont elle bénéficie, ne l’exonèrent pas d’être tarissable. Le passé est, de tout temps, malléable, monnayé en soutiens et mobilisé au service de la compétition partisane, de la lutte politique, en cours. C’est que « le passé est espiègle, lit-on, ailleurs, (…). Même le diable arrive à s’y insérer (…). Il est repris dans le présent, constamment réinterprété dans un processus dialectique permettant de multiples représentations dans des dynamiques nouvelles » (p. 284). D’autant plus aisément que ce passé est protéiforme. Comme la figure du Zaïm.

Moment révolutionnaire et construction démocratique

L’auteur s’applique à situer le processus transitionnel par rapport à ses promesses. Au risque de flétrir, la jeune démocratie gagne à se redresser en relevant trois enjeux principaux. Il s’agit de consacrer, et prendre élan sur, la rupture révolutionnaire avec l’ordre autoritaire ; réformer l’architecture constitutionnalo-institutionnelle pour expurger le régime politique de ses incohérences et conjurer ses dysfonctionnements ; et jeter les fondements d’un système multipartisan et démocratiquement fonctionnel. Les deux premiers enjeux méritent que l’on s’y attarde.

Révolution et démocratie sont examinées dans leur complémentarité. Une continuité est postulée entre les deux mouvements. La démocratie est présentée comme la sublimation, le prolongement historique et politique du moment révolutionnaire. La restauration autoritaire, risque irréductible, sera la négation de l’une comme de l’autre. Assurément, aucun système (proto)démocratique n’est immunisé contre le retour du bâton autoritaire. La construction démocratique ne saurait être, par définition, régentée en dehors d’une incertitude foncière. Que cette incertitude se rapporte à ses issues, poids des résistances qu’elle affronte, ou à l’adéquation entre ses modalités pratiques, nécessairement improvisées et situées, et les sacro-saints principes démocratiques.

Les illustrations historiques de la restauration autoritaire ne manquent pas. De l’effondrement de la démocratie athénienne, en 404 av. J-C, et l’instauration du gouvernement des Trente Tyrans, à l’élection de Bolsonaro, au Brésil, en 2018, la démocratie ne peut résister indéfiniment à l’usure. Elle parait si fragile confrontée aux crises économiques et sanitaires. Elle tombe en disgrâce quand elle encourt la réprobation d’une majorité désabusée par ses promesses non tenues. L’auteur récuse, pourtant, pour la Tunisie pluraliste, un scepticisme antidémocratique, aujourd’hui décomplexé. Il ne saurait triompher de la marche inexorable de l’Histoire. Il se permet, à ce titre, d’écarter une issue fâcheuse de la transition. « (…) la « République de Ben Ali ne reviendra pas, même si ses partisans parviennent à remporter une élection » (p. 51). L’on devine que si la démocratie tunisienne mérite, pour lui, son nom, c’est qu’elle se montre, depuis un moment, définitivement soustraite au risque d’une telle réversibilité radicale. La page de la Tunisie du parti unique, du Combattant suprême et de l’Artisan du Changement, est tournée.

Sans être radicalement réversible, la démocratie tunisienne ne butte pas moins sur des défaillances d’allure structurelle affectant son régime politique, façonné par la Constitution de 2014. L’une de ses malformations congénitales est particulièrement pointée. La place disproportionnée dévolue, constitutionnellement et factuellement, à un Président de la République dans un régime ébauché et conçu, dès les premiers travaux de la Constituante, dans l’esprit du régime parlementaire (pp. 62-66). Le Président de la République est élu au suffrage universel direct, sur la base d’une certaine idée de la chose publique. Alors qu’il incarne une autorité légitime (habilitée à l’action), dépositaire de la volonté de ses électeurs, trop peu de compétences lui sont paradoxalement dévolues, en dehors des affaires étrangères et la défense contre les agressions extérieures. Il dispose, par ailleurs, de la possibilité de dissoudre l’Assemblée législative, lorsque les conditions de cette action exceptionnelle sont réunies. Cependant que la dissolution est une prérogative que le modèle parlementaire distribue exclusivement au Chef du Gouvernement. Une aberration pour « un régime qui n’est pas fait pour les Présidents de la République » (p. 195).

Le fourvoiement du régime politique tunisien est le prix du compris « forcé » entre Ennahdha et l’opposition dans la Constituante. C’est que « le régime a été victime dès le départ d’un marchandage poussé entre islamistes et laïcs, qui a conduit au sacrifice des principes de base du régime parlementaire au profit de l’entente politique entre les deux forces opposés (…), au point que le régime qui en est résulté est devenu complètement méconnaissable » (pp. 64-65). Faudrait-il, encore, préciser que les islamistes défendaient un régime authentiquement parlementaire, où le Président, élu au suffrage indirect, est dépourvu de compétences. Pour les laïcs, en revanche, le Président constitue un contre-pouvoir à l’égard, à la fois, un législatif sous la coupe d’un parti dominant et un Gouvernement émanant de cette majorité. À la suite de moult tractations, les premiers ont concédé aux seconds un Exécutif bicéphale.

Contraintes contextuelles à l’action de l’islam politique

L’irruption de l’islam politique dans le jeu démocratique est un autre fait caractéristique de la transition. Les grandes étapes de l’évolution de la mouvance islamiste sont, en premier lieu, retracées (pp. 141-146). Elle est, successivement, association prédicative (durant les années 1970). Parti clandestin, chassé par les deux régimes autoritaires (de 1980 à 2011). Pour finir parti légaliste et de gouvernement librement disputé (depuis 2011). Le passage par le parrainage et l’instrumentalisation par le régime, sa volte-face et l’opposition clandestine, jusqu’à l’exercice du pouvoir en régime concurrentiel postrévolutionnaire, dénote une capacité indéniable d’adaptation. Ensuite, les incidences d’une décennie d’exercice démocratique du pouvoir, ou ce que l’auteur appelle « l’effet démocratie » (p. 137), sur la doctrine et l’organisation du parti, sont examinées. Le bilan, de ce dernier épisode, est mitigé.

D’une part, Ennahdha est depuis acquis au réalisme politique. Il tient un discours officiel d’ouverture et centré sur la protection des principes démocratiques. Contraint, comme il est, par sa régression électorale, depuis 2014, comme par une forte mobilisation des composantes progressistes militantes de la société civile, en faveur des valeurs de liberté et de pluralisme politique et d’opinion. Ayant atteint son plafond électoral lors des élections de la Constituante, fin 2011, le parti « se propose désormais de séduire les laïcs et les conservateurs musulmans non islamistes et les laïcs indécis » (p. 138). À l’issue de son dernier congrès de mai 2016, dit de « métamorphose », il adopte une séparation entre fonction politique et fonction prédicative. Dans le dessein d’affranchir sa ligne politique des considérations théocratique et de la justifier, au regard de ses bases et électorat, par les nécessités du jeu politique profane. Cette séparation, dans ses aspects d’un nouveau principe d’organisation interne, comme d’annonce médiatisée pour ses effets de normalisation, serait une preuve supplémentaire de la tendance à la professionnalisation politique du mouvement.

« Qu’est-ce qu’un parti islamiste déflaqué de son dogme ? », nous interpelle, toutefois, l’auteur (p. 135). Une interrogation que nous déclinons autrement pour mieux l’expliciter. Serait-il possible à Ennahdha de réussir, simultanément, à changer sa peau, refonder son identité militante, en même temps que de conserver le noyau dur de son électorat, acquis au piétisme et au conservatisme sociétal ? Ne serait-on pas en train de lui demander d’être partout et nulle part sur l’échiquier politique ? De troquer son « fonds de commerce » politique, son vivier électoral traditionnel, pour faire les yeux doux à un électorat qu’il ne réussirait de toute façon guère à conquérir, tout au plus à la marge ? Un passage du livre sonne comme une sentence prémonitoire. « La démocratie représentative (…) a absorbé à ce jour tous les régimes et toutes les doctrines extrémistes, laïques ou théocratiques, monarchiques ou républicaines, autoritaires ou totalitaires, qui lui étaient hostiles. L’islamisme en fait partie, et Ennahdha n’y échappera pas » (p. 140).

Plusieurs chapitres sont, d’autre part, consacrés aux interactions entre acteurs politiques. Partis politiques, Chef de l’État, membres du Gouvernement, opposition, centrale syndicale, députés, élus locaux et électorats, prennent part à un jeu complexe de coopération/compétition pour l’accès et la consolidation des positions de pouvoir. Le fait marquant de ce jeu est d’avoir manqué, jusqu’à présent, à être le lieu de délibération et d’impulsion d’une action publique orientée vers la relève des promesses annoncées dès les premiers jours de la transition. La lutte contre les disparités régionales, la corruption, la bureaucratie, le chômage, pour la justice fiscale et l’inclusion des couches les plus défavorisées, en sont parmi les plus urgentes. Le personnel dirigeant ne cesse pour autant pas de discourir, communiquer, négocier, manigancer, former et défaire les alliances et les Gouvernements, faire compagne, sans qu’il ne parvient à influer sur un vécu socioéconomique de plus en plus révulsant pour un nombre croissant de Tunisiens. D’où la sentence, aux allures oxymoriques, d’un peuple « trahi » par la démocratie. Le constat d’un changement dans la continuité d’avec la dictature qui l’a, naguère, « estropié » (p. 159). Prise pour cible par les foules en colère, la classe politique se crispe. La lutte politique se radicalise.

Il est à souligner que du moment qu’une partie des formations en compétition craignent, ou n’excluent explicitement pas, le recours aux moyens violents pour chasser les unes ou les autres, la méfiance, de rigueur dans le jeu politique, se transmue en défiance. Ennahdha est l’illustration éclatante d’un parti sous la coupe d’une défiance exacerbée. Les charges dressées contre lui, par ses adversaires, sont gravissimes. Il est publiquement dénoncé comme plus ou moins directement impliqué dans l’assassinat des deux figures de l’opposition de gauche, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi (2013). On lui reproche d’être, au moins complaisant, envers le recrutement et l’envoi de djihadistes tunisiens en Syrie. Il est dénoncé comme voulant constituer une « police parallèle ». Il est soupçonné de tenter de mettre la main sur la « Chambre noire » du ministère de l’Intérieur, entrepôt des archives des services de « sûreté de l’État » depuis la colonisation. Comme de recevoir, illégalement, des fonds de l’étranger. Bien que ces allégations n’ont été, jusque-là, pas confirmées par des sentences judiciaires, elles sont rapportées par des membres de l’opposition sur les plateaux télés et radios, partagées couramment sur les réseaux sociaux. Au risque que ces derniers ne se transforment en « nouveaux tribunaux populaires », à la faveur d’une opinion polarisée et désenchantée. La conjoncture internationale ravive, à son tour, les craintes. Le coup d’État militaire en Égypte, de 2013, la tentative de coup d’État avortée en Turquie, de 2016 (retourné en faveur du régime), la suspicion générale à l’égard de l’islam politique, suite à la vague mondiale d’attentats terroristes revendiqués par Daech, acculent le parti à développer une communication mettant en valeur les évolutions de sa doctrine et de sa ligne politiques pour se conformer aux standards démocratiques.

Racines d’une transition résiliente

L’auteur s’attarde, finalement, sur diverses expériences politiques nationales contemporaines, notamment du monde arabe. Le retour sur les transitions avortées, que ce soit en Algérie, Égypte, Libye, Liban ou Irak, permet de dégager les dispositions historiques et sociétales ayant concouru à préserver celle tunisienne. Pays épargné par les affres de la guerre, aux régimes autoritaires sans « ennemis » extérieurs, ou presque, autant que triomphant des oppositions internes, la Tunisie n’a pas subi l’effet antidémocratique fard du militarisme. À savoir une armée tutélaire branchée sur les institutions de l’État. Foncièrement réfractaire au pluralisme au nom du « salut » national. Huit ans de guerre sanglante pour l’indépendance (1954 – 1962) et une décennie « noire » de traque des maquisards islamistes (1991 – 2002), pour l’Algérie, ont été déterminants pour asseoir et entretenir le pouvoir des Généraux. Trente ans de guerre contre Israël (1948 – 1979) et un coup d’État militaire contre un pouvoir islamiste librement élu (2013), mais franchement antidémocratique, dressé prioritairement contre les droits et les libertés et la civilité de l’État, pour l’Égypte, ont participé à l’installation d’un pouvoir militaire similaire. Aujourd’hui, dans un pays comme dans l’autre, « [l’]islamisme est une chance à saisir. Le cheval de bataille » de l’ordre militaire (p. 315). L’argumentation de la caste dirigeante est incisive. Le spectre du chaos islamiste excuserait et justifierait son exercice monopolistique du pouvoir. Le danger islamiste est le seul argument de l’autoritarisme militarisé (pp. 321 – 324). Allégation controuvée, selon l’auteur. « S’il n’y avait pas la menace islamiste, il y aurait la menace des progressistes ou de la gauche marxiste. S’il n’y avait pas les marxistes, il y aurait les libéraux ou les droits-de-l’hommistes pressés d’en découdre avec le pouvoir, et ainsi de suite. La société civile est elle-même une menace. La liberté est une menace » (p. 322).

La Tunisie doit, également, sa résilience démocratique à son homogénéité sociétale. La transition s’émancipe des collusions et des luttes entre confessions, comme au Liban, en Irak et en Syrie, ou entre tribus, comme en Libye. L’interférence pernicieuse du confessionnalisme avec le système politique libanais est mise à l’index. Depuis la signature de l’accord de Taëf, en 1989, et la sortie de la guerre civile, l’État libanais est segmenté en « fiefs » confessionnels. Selon la lettre même de la Constitution, le Président devant être chrétien maronite. Le Premier ministre, musulman sunnite. Et le Président de l’Assemblée, musulman chiite. La succession interminable de Gouvernements dits d’« union nationale », à vrai dire de transactions interconfessionnelles branchées sur les institutions publiques, empêche l’émergence de majorités gouvernementales et l’expérimentation d’offres programmatiques concurrentes. À défaut d’alternances, la redevabilité des gouvernants n’est pas à l’ordre du jour. Dès lors que tous « les partis sont au pouvoir, au gouvernement, ils ne sont plus responsables de rien. Ils font taire les défectuosités du système au nom d’arrangements » (p. 348).

Les divisions intra-nationales compromettent d’autant plus sérieusement les transitions arabes qu’elles servent de point d’ancrage à l’interventionnisme étranger. Les factions et les courants politiques, dressés les uns contre les autres, escomptent s’en prévaloir pour peser sur le rapport des forces en lutte pour la quête des positions de pouvoir et le partage des richesses. De ce marché mutuellement profitable, les libertés ressortent davantage laminées, sinon suspendues. Il se fourvoie en un démenti net opposé aux promesses de « conversion » ou d’« assistance » démocratiques brandies par telle ou telle puissance mondiale ou régionale. Certes, les exemples d’une ingérence étrangère, greffée sur le factionnalisme interne, et phagocytant les ultimes espoirs d’une concurrence pacifique et arbitrée par les urnes, ne manquent pas. Que l’on pense à l’Irak, sous l’influence croisée de l’Iran et des monarchies du Golfe. À la Syrie, théâtre d’interventions militaires directes, notamment, de la Russie, la Turquie, l’Iran et les membres de l’OTAN. À la Libye, également, départagée en deux zones d’influence de deux Gouvernements adversaires et soutenus par des puissances étrangères rivales.

Il est à faire valoir, en définitive, que la publication a su relever un double défi. D’abord, un éclectisme assumé des thèmes abordés qui ne concède pas sur la formulation d’une certaine philosophie politique de la transition. Un fil conducteur relie des exposés qui, s’ils se présentent dissociés, étayent, dans la complémentarité, la thèse centrale du livre. Celle qui défend les libertés et la souveraineté de l’individu comme maximes de l’action politique en démocratie. Et s’évertue à démontrer que le gouvernement modéré, par le jeu des contre-pouvoirs (aussi bien institutionnels, sociétaux qu’économiques), en est le procédé. Ces chroniques contribuent, par ailleurs, à écrire l’histoire de la transition tunisienne. Elles portent le témoignage d’un observateur contemporain de ses vicissitudes qui, non seulement consigne des faits historiques et politiques, mais les interprète et éclaire par la pensée politique. Le livre se perçoit, en conséquence, comme une garantie contre la tentation de réécrire, ou les usages sélectifs, dans l’avenir plus ou moins lointain, de cette phase historique. Est-il un mémento à l’adresse d’une mémoire nationale constitutivement amnésique. Pour que l’histoire cesse d’être « trafiquée » à l’intention de ceux qui en reçoivent le récit officiel. L’An Un des Tunisiens est une mystification que l’on ne saurait jamais assez démasquée. Qu’il soit 647, 1881, 1934, 1956, 1987 ou 2011.

Raef Jerad

Enseignant-chercheur en Science politique, Université de Sousse - Diplômé du Cycle supérieur de l’ENA.