Meurtre de Sarah Halimi : irresponsabilité pénale, réflexion sur la loi

 Meurtre de Sarah Halimi : irresponsabilité pénale, réflexion sur la loi

Le 14 avril dernier, la Cour de cassation rendait sa décision sur le meurtre de Sarah Halimi, sexagénaire juive assassinée en 2017, en entérinant le caractère antisémite du crime et validant l’irresponsabilité pénale du meurtrier, K.Traoré, hospitalisé en psychiatrie depuis les faits. Pas de procès donc pour le jeune homme, astreint toutefois à des mesures de sûreté pendant 20 ans. La décision de la justice n’a pas fait l’unanimité, notamment au sein de la communauté juive, mais au-delà, tandis que des voix s’élèvent, jusqu’au Chef de l’Etat, pour réclamer un changement de loi. De la polémique sur le caractère antisémite de l’acte à celle de l’irresponsabilité pénale, retour sur cette affaire qui a entraîné un vif émoi et des débats houleux.

Les faits remontent au 4 avril 2017. Sarah Halimi, une dame juive de 65 ans, se fait ruer de coups par son voisin, K.Traoré, jeune homme de 29 ans de confession musulmane. Après de longues minutes de passage à tabac, durant lesquelles il aurait proféré des paroles à caractère mystique et religieux, celui-ci la jette par-dessus le balcon du 3ème étage de leur HLM de Belleville, dans l’est parisien. Grand consommateur de cannabis depuis son adolescence, K.Traoré était sous l’emprise de cette drogue au moment de l’assassinat. Selon les experts psychiatriques, le jeune homme était en proie à « une bouffée délirante aiguë », potentiellement aggravée par la substance psychotrope.

La descente aux enfers

Les informations proviennent de trois expertises psychiatriques différentes de K.Traoré, ordonnées par la justice, et que France Inter, par sa journaliste au service Enquêtes-Justice, Corinne Audouin, a consulté et restitué, suite à la décision d’irresponsabilité pénale déclarée le 19 décembre 2019 par la Cour d’appel de Paris, jugement validé le 14 avril 2021 par la Cour de cassation.

« Le comportement instable de K.Traoré s’est manifesté dès l’avant-veille du meurtre, soit le 2 avril 2017. Il voit le diable, le « sheitan » partout. Il se dispute avec son beau-père, met violemment dehors l’aide-soignante de sa sœur, une Haïtienne, dont il pense qu’elle veut l’ensorceler. L’après-midi, il le passe à la mosquée, dans l’espoir, dira-t-il, de se calmer.

La nuit du crime, il sonne d’abord chez la famille D., des amis de sa famille, originaire du même village au Mali, qui le décrivent « pieds nus, une chaussure dans chaque main, le regard brillant« . N’arrivant pas à le mettre dehors, les six membres de la famille, effrayés, s’enferment dans une pièce, d’où ils appellent la police. Ils l’entendent réciter des sourates du Coran, parler fort et pleurer. K.Traoré essayera à plusieurs reprises de forcer la porte de la chambre où ils sont réfugiés. C’est depuis leur appartement qu’il escalade le balcon, et pénètre chez Sarah Halimi. Dans l’appartement, il voit ce qu’il pense être une Torah et un chandelier, il dira s’être senti « oppressé ».

Plusieurs voisins sont ensuite témoins du déchaînement de violence que subit la sexagénaire. Les voisins entendent : « Tu vas fermer ta gueule, tu vas payer. Allah Akbar, que Dieu me soit témoin… C’est pour venger mon frère… J’ai tué le Sheitan… Appelez la police, c’est un suicide« , tout en la frappant au visage pendant 15 à 20 minutes, avant de la défenestrer. K.Traoré sera interpellé dans l’appartement des D., chez qui il revient après avoir de nouveau enjambé le balcon.

Hospitalisé en psychiatrie depuis le meurtre de Sarah Halimi, le jeune homme a connu d’autres épisodes délirants, prenant les autres patients et soignants pour des « démons ». Un de ces épisodes a été déclenché par une nouvelle prise de cannabis, qu’il a réussi à se procurer malgré son hospitalisation. Il semble depuis stabilisé, et prend un traitement antipsychotique ».

Irresponsabilité pénale ?

Des sept psychiatres travaillant sur le dossier, le diagnostic a été unanime, soit celui d’une bouffée délirante aigüe. Pour le docteur Daniel Zagury, auteur de la première expertise, « le diagnostic de bouffée délirante aiguë est absolument irrécusable. Sa description, son évolution, les témoignages convergents de sa famille, de ses amis, de la famille D., les données du suivi médical, la rechute quand le traitement a été diminué composent un tableau archétypique dont la réalité clinique est incontestable. », apprend-t-on de la même source. Les deux autres expertises ont confirmé l’état psychotique. L’une ajoute un diagnostic de « personnalité pathologique antisociale », faite d’impulsivité, d’une intolérance à la frustration, et de sa violence. Le casier de K.Traoré comporte 22 mentions, avec des condamnations pour trafic et usage de stupéfiants, ainsi qu’outrage et rébellion, rapporte France Inter.

Mais si le jugement psychiatrique a fait l’unanimité, l’un des sept experts n’a pas été convaincu par celui de l’irresponsabilité pénale. Pour le Dr Daniel Zagury, la prise de cannabis est « une intoxication chronique volontaire ». Le médecin a suggéré de retenir une « altération » du discernement de K. Traoré, et non pas son « abolition ». Même si « le but recherché n’était certes pas l’agression, et encore moins la survenue d’un épisode psychotique dominé par l’anxiété« , l’expert a estimé qu’il était accessible à une sanction pénale.

Pour le deuxième collège d’experts, ce « trouble psychotique bref a aboli son discernement au sens de l’article 122-1 du code pénal« . Pour les psychiatres, « la consommation de cannabis n’a fait qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé. De surcroît, il avait peu conscience de la dangerosité de ce produit. » Même analyse pour le troisième collège : cette « bouffée délirante caractérisée d’origine exogène – la prise de cannabis – dans la mesure où le sujet n’est pas maître d’en contrôler le contenu, relève plutôt de l’abolition du discernement« . S’il a bien pris volontairement du cannabis ce jour-là, les psychiatres écrivent qu’ , »au moment des faits son libre-arbitre était nul, et il n’avait jamais présenté de tels troubles antérieurement« .

En 2019, les trois magistrats de la Cour d’appel ont alors suivi l’avis des six experts psychiatriques sur sept : « Aucun élément du dossier n’indique que la consommation de cannabis par l’intéressé ait été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse entraîner une telle bouffée délirante. Il n’existe donc pas de doute sur l’existence chez [K.Traoré], au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » Mercredi dernier, la Cour de cassation a validé ce même jugement, en s’appuyant sur les dispositions de la loi actuel qui « ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement« .

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Antisémitisme ?

Si la Cour de cassation a déclaré l’irresponsabilité pénale de K.Traoré, elle a entériné le caractère antisémite de l’assassinat de Sarah Halimi. Selon Daniel Zagury,  « le crime de [K.Traoré] est un acte délirant et antisémite : Madame Halimi n’a peut-être pas été recherchée et tuée parce que juive, mais le fait que [K.Traoré] réalise qu’elle l’était à l’entrée dans l’appartement s’est télescopé avec la thématique délirante, l’associant immédiatement au diable, et amplifiant le déchaînement frénétique haineux et vengeur.« , est-il écrit sur les rapports d’expertises.

Pour le deuxième collège d’experts, « la dimension antisémite du geste ne nous paraît pas contestable, même si nous ne pensons pas qu’elle a été déterminante dans le processus psychopathologique du passage à l’acte. La prise de conscience de l’appartenance confessionnelle de sa victime a précipité le passage à l’acte. Pour autant, il s’est agi d’un geste très impulsif et en aucune façon, nous semble-t-il, d’un crime motivé par la haine antisémite : nous ne pensons pas que Monsieur Traoré se soit rendu chez sa victime avec ce dessein. » Le troisième collège d’experts ne s’est pas spécifiquement prononcé sur ce point.

« Les magistrats ont suivi cette analyse du « rôle déclencheur » joué par l’appartenance de la victime à la religion juive dans le déchaînement de violences, mais pas dans le ciblage de celle-ci. Le frère de Sarah Halimi assure que sa sœur avait été traitée de « sale juive » et bousculée par la famille Traoré. Aucun autre élément au dossier ne permet de corroborer ces propos : interrogées, les autres familles juives de l’immeuble n’ont fait état d’aucune tension avec la famille Traoré. Le compagnon de la sœur de K.Traoré, dont le père est juif et la mère chrétienne, a également témoigné de l’absence d’antisémitisme dans sa belle-famille. Aucun élément ne faisant état d’une radicalisation islamiste ou d’antisémitisme n’a été retrouvé sur la tablette de K.Traoré, ni dans ses fréquentations », souligne France Inter en se référant au rapport d’expertise.

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Réflexion sur un changement de la loi

La décision de la Cour de cassation, jugeant pénalement irresponsable le meurtrier de Mme Halimi, a suscité de vives critiques, notamment au sein de la communauté juive. De son côté, la sœur de Sarah Halimi entend saisir la justice israélienne pour tenter d’obtenir un procès contre K.Traoré, tel que l’ont annoncé ses avocats à l’AFP, la loi pénale d’Israël pouvant s’appliquer à des crimes antisémites commis à l’étranger et dénoncés par un citoyen israélien. La France n’extrade toutefois pas ses ressortissants.

Le chef de l’Etat français, Emmanuel Macron, s’est aussi exprimé sur le sujet dans un entretien au Figaro : « En République, on ne juge pas les citoyens qui sont malades et n’ont plus de discernement, on les traite. Mais décider de prendre des stupéfiants et devenir alors ‘comme fou’ ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale. Sur ce sujet, je souhaite que le garde des Sceaux présente au plus vite un changement de la loi« , avant d’ajouter : « Il ne m’appartient pas de commenter une décision de justice, mais je voudrais dire à la famille, aux proches de la victime et à tous nos concitoyens de confession juive qui attendaient ce procès, mon chaleureux soutien et la détermination de la République à les protéger« .

Invité ce mercredi sur RTL, le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti, a déclaré : « Je suis totalement contre l’idée que l’on puisse juger des fous. C’est ce que l’on faisait au Moyen Âge. Les fous, il faut les soigner, mais pour autant, la question en droit qui est posée, c’est est-ce qu’un homme qui a consommé des psychotropes, a raison de cela, peut être considéré comme responsable », s’est défendu le Garde des Sceaux. « Ensuite, il y a un tas de gradations. Il y a l’analyse qu’en feront les juges : ‘est-ce qu’on a consommé des psychotropes pour se donner du courage pour commettre un meurtre ?' ».

Pour le ministre, « La Cour de cassation a respecté le droit. Le problème, c’est que le droit permet, en l’occurrence, à ce que l’on retienne l’irresponsabilité d’un homme au motif qu’il aurait consommé des produits psychotropes ». « Ma méthode c’est de travailler et de parler ensuite. Donc, je travaille à une modification législative sur ce point et je vous ferai part des fruits de ma réflexion et de mon travail qui est déjà lancé ».

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Malika El Kettani