Mort de Nahel. « Il faut arrêter de vous envoyer au casse-pipe, en appelant à l’insurrection »

 Mort de Nahel. « Il faut arrêter de vous envoyer au casse-pipe, en appelant à l’insurrection »

Des véhicules en feu gisent dans une rue de la Cité Pablo Picasso à Nanterre, au nord-ouest de Paris, le 30 juin 2023, alors que les manifestations se poursuivent en France après la mort de Nahel M., 17 ans, abattu d’une balle dans la poitrine à bout portant à Nanterre dans la matinée du 27 juin 2023. Zakaria ABDELKAFI / AFP

L’autre soir, – il était 22h -, en revenant chez moi à la cité Maurice Thorez à l’Ile-Saint-Denis, je t’ai croisé toi et tes potes. Vous marchiez d’un pas déterminé. Je ne savais même pas que vous viviez ici. Vous m’avez répondu « On est du bâtiment 9 ».

Je vous ai regardés de haut en bas, minutieusement. Vous portiez tous un survêtement noir à capuches, des baskets et des gants. Comme un policier, je vous ai demandé vos noms, vos âges et si vos parents étaient au courant de votre virée nocturne.  »

Moi, c’est M, moi, c’est T et moi, c’est Y. On a 13, 14, et 14 ans. Oui, oui, demain y a pas école, on va juste se balader ». Effectivement, ils habitaient la cité. Je ne les avais pas reconnus. Ils avaient grandi d’un coup. Je me suis souvenu d’eux, jouant au bac à sable. Bien sûr, ils n’allaient pas juste se balader.

J’ai répondu « Me prenez pas pour un con ». Puis, je vous ai mis en garde, vous avez essayé de me rassurer, un léger sourire en coin. J’ai répété, banalement, « Faites pas les cons. Pensez à vos parents, pensez à votre avenir ». Je savais que c’était des paroles vaines.

Nahel est mort mardi, abattu comme un chien par un policier, et comme vous, je suis en colère. Votre émotion est compréhensible, je la partage. Parce que Nahel c’est vous, ce sont vos copains.

Comme vous, je n’en peux plus de celles et ceux qui disent que Nahel l’a un peu cherché. Auraient-ils dit la même chose si c’était Nicolas, habitant d’un petit village de la Creuse, de retour d’une soirée arrosée, empruntant la bagnole de son grand frère et qui aurait reçu une balle d’un gendarme parce qu’il aurait refusé de s’arrêter ? Le gendarme aurait-il déjà osé tirer sur Nicolas ?

Personne ne mérite de mourir après un refus d’obtempérer. La loi, celle qui permet aux citoyens de vivre en paix, le dit très bien : un refus d’obtempérer c’est 3 ans de prison maximum, mais la plupart du temps, les mis en cause prennent beaucoup moins,  mais un refus d’obtempérer, ça ne peut jamais être une balle dans le thorax.

Certains policiers ne vous considèrent pas comme des adolescents mais comme des délinquants potentiels. Ce qui explique en partie leur brutalité. Les policiers devraient être plus formés à la pédagogie, à l’empathie. N’en déplaisent à certains, les policiers sont aussi des travailleurs sociaux parce qu’ils sont en lien avec un public très souvent en proie à des difficultés.

A mon époque, il y avait les îlotiers, plus connus sous le nom de « police de proximité ». Et les choses étaient un peu moins tendues entre nous et les flics. Comme beaucoup, je suis allé manifester plusieurs fois pour exprimer mon écœurement face à ce meurtre. Contrairement à vous, toujours dans le calme. C’est plus facile quand on a 50 ans…

Pour sortir de la cité, vous êtes passés devant la salle Maurice Thorez. Elle est fermée depuis plusieurs années. Je pleure souvent en la voyant vide. Quel gâchis. Je lui dois tant, pour ne pas dire tout. Quand j’avais vos âges, cette salle était ouverte tous les jours.

Au début, Salah, notre animateur, qui avait eu l’idée d’ouvrir un tel endroit, proposait des activités basiques, jeux de société, lectures, ping-pong, un apport énorme pour nous qui manquions tant d’espaces culturels. Puis petit à petit, Salah nous a aidés à devenir des citoyens, en nous poussant à débattre, à dialoguer.

Il provoquait des discussions impromptues sur n’importe quel sujet entre jeunes et moins jeunes, entre filles et garçons.  Comme vous, on était des gamins énervés, et y avait de quoi, – les policiers n’étaient pas tendres avec nous, je me souviens de leurs nombreuses humiliations et puis, comme vous, l’impression de ne pas faire partie intégrante de ce pays, d’être mis de côté par la République.

Il y avait aussi à cette époque des bagarres entre bandes, un jeune de Saint-Denis avait été tué à la cité Maurice Thorez en 1982. Salah nous invitait alors à coucher nos colères sur du papier, plutôt que d’aller cramer des bagnoles, surtout pas celles de nos voisins, des prolos comme nos parents.

Salah avait même créé un mensuel : « Les échos de l’Ile ». Grâce à lui, j’ai écrit mon premier article. J’y parlais dedans de la mort de Malik Oussekine, tué en décembre 1986 par un CRS en marge d’une manifestation étudiante parisienne contre la Loi Devaquet. Ça m’avait fait énormément de bien.

Je vous ai suivi un peu discrètement jusqu’au pont de l’île-Saint-Denis. Vous avez rejoint d’autres « collègues » et vous êtes allés vers Saint-Denis. Vous étiez une vingtaine. J’ai fait demi-tour mais j’ai regretté. C’est aussi à nous les anciens de vous montrer une autre voie. Comme l’avait fait en son temps Salah. Nous ne le faisons pas assez.

Je suis rentré, j’ai tenté de dormir, réveillé plusieurs fois par les tirs de feu d’artifice, les sirènes de pompiers et de police. Le lendemain, j’ai vu la façade de notre mairie à moitié brûlée. A Saint-Denis, les dégâts étaient encore plus importants. Je vous ai imaginés tout saccager. Et prendre du plaisir à le faire. A 14 ans, on est souvent inconscient du mal qu’on fait. Surtout quand on agit en meute. Le fameux effet de groupe.

Le lendemain, je vous ai croisé de nouveau. J’ai vu des cernes autour de vos yeux. Les images de vos méfaits tournaient en boucle sur les réseaux sociaux provoquant chez vous un sentiment de fierté. Chaque quartier se challengeant sur TikTok, pour savoir qui irait le plus loin dans la « dinguerie ». Je vous ai dit que c’était mal.

Comme tous les adolescents qu’on veut protéger et qu’on aime, il faut vous répéter que c’est mal. Il faut surtout arrêter de vous envoyer au casse-pipe, en appelant à l’insurrection, surtout quand on est planqué comme certains dans son appartement parisien.

J’ai répété « Plus vous cassez, moins on parle de la mort de Nahel, plus les fachos se frottent les mains ». J’ai encore dit « Plus vous cassez,  moins Nahel est une victime pour l’opinion publique ». J’ai surtout insisté en vous rappelant que d’aller tout saccager était dangereux pour vous, pour votre avenir déjà compromis.

Vous risquez tellement gros si on vous attrape. Face à l’émotion populaire et les pressions des politiques, les premières peines prononcées par la justice ont commencé à tomber, et elles sont très sévères…

> A lire aussi :

Mort de Naël. « Je n’ai pas à me désolidariser ou à être solidaire de mon collègue », Christophe Korell, policier

Nadir Dendoune