Ibrahim Maalouf : « Je ne suis pas carriériste »

 Ibrahim Maalouf : « Je ne suis pas carriériste »

crédit photo : Yann Grham


En 2015, le trompettiste franco-libanais revisitait une œuvre de la diva égyptienne Oum Kalthoum. Dans son nouvel opus, il interprète le répertoire de la chanteuse Dalida et en livre une version jazzy et intimiste. Pour l’accompagner, des artistes de tous horizons : Alain Souchon, Rokia Traoré, Melody Gardot, Mika… et les actrices Monica Bellucci et Golshifteh Farahani. 


Pourquoi cette envie de reprendre l’œuvre de Dalida ?


J’ai toujours entendu ma mère parler de Dalida et fredonner ses chansons. J’ai une affection particulière pour elle, car mon grand-oncle a été l’un de ses amours. Et sa vie personnelle ayant été un désastre, je pense souvent à la souffrance qu’elle a endurée, oscillant entre succès phénoménal et détresse absolue.


 


Que représente-t-elle pour vous dans l’histoire de la musique ?


Je ne sais pas. Peut-être simplement le souvenir de cette femme venue d’ailleurs, de partout et à la fois de nulle part, chantant des thèmes universels, et défendant les droits des femmes et des minorités.


 


Selon vous, qui sont aujourd’hui ses héritiers ou ­héritières ?


Je ne réfléchis pas comme ça. Je ne crois pas que nous soyons l’héritier de quelqu’un. Je pense que nous nous inspirons tous de centaines d’artistes. Et non seulement de musiciens, chanteurs ou compositeurs, mais aussi d’écrivains, de peintres, de danseurs, etc.


 


Sa vie personnelle est tragique, alors qu’elle a vécu une pleine réussite dans sa carrière. Cette dicho­tomie vous a-t-elle inspiré ?


C’est une schizophrénie intrigante, mais tellement réaliste finalement. En effet, lorsque vous avez une carrière fulgurante, et que vous ne pouvez pas vous permettre de vous plaindre, vous cherchez en permanence à cacher votre souffrance. Sauf que vous tombez alors dans une impasse, qui ne peut être que tragique s’il n’y a personne pour vous rattraper. Et parfois, l’amour vous jette dans le vide.


 


Comment avez-vous sélectionné les invités sur cet album ?


Je n’ai choisi que des artistes que j’aime profondément, et dont le talent et la personnalité se marient bien avec Dalida. Elle était toutes ces personnes à la fois. Un peu romantique, un peu punk, un peu sérieuse, un peu drôle, un peu femme, un peu homme, un peu orientale, un peu occidentale…


 


Vous avez proposé à des personnalités éloignées de la chanson de collaborer à ce disque. Pourquoi ce choix et comment avez-vous travaillé avec elles ?


Tous les artistes qui ont participé à l’album sont des professionnels. Il y a quelques acteurs qui ont accepté de jouer le jeu, mais parce qu’ils ont un talent fou pour se mettre en scène et en chanson. C’était passionnant. Le résultat, d’ailleurs, est parlant. On entend vraiment le plaisir qu’ils ont pris à jouer leur rôle.


 


Comment adapter ces chansons gravées éternellement dans les esprits ?


J’ai essayé d’être le plus simple, et à la fois le plus honnête, dans mes propositions. J’ai souhaité faire disparaître les paillettes pour qu’on puisse écouter chaque titre dans une version la plus pure possible, mais avec, cependant, une orchestration jazz et légèrement latino. Il y a évidemment une influence orientale, je ne pouvais pas exclure cet aspect de sa culture dont je me sens particulièrement proche. Mais le grand orchestre qui accompagnait chacun de ses albums est ici remplacé sur la plupart des chansons par un big band de jazz. C’est parfois beaucoup plus épuré, avec des plages uniquement en piano-voix.


 


Votre chanson fétiche de Dalida ?


Impossible de répondre ! En fait, ce qui me touche chez elle, c’est sa capacité à faire chanter et danser les foules sur des mots et des histoires terribles. Je donne souvent en exemple Laissez-moi danser. Tout le monde chante et danse sur ce titre en mode festif, disco, paillettes… Or, cette chanson est très triste ! Elle y supplie le monde de la laisser croire à cette vie qui n’est qu’un leurre, un rêve. C’est très touchant, car elle dit d’une certaine manière, “allez, laissez-moi y croire, je vous en supplie, laissez-moi croire que ce que je vis est la réalité, même si je sais que tout cela est faux”.


 


Vous aviez entrepris la même démarche pour Oum Kalthoum en 2015. Qu’est-ce qui vous motive dans ces ­reprises ?


Revisiter des musiques qui m’ont marqué, c’est comme rendre hommage à ceux qui nous ont apporté du bonheur, des émotions. J’aime beaucoup, c’est un véritable exercice de style. J’ai également repris ­Michael Jackson, Fairuz, Beyoncé, Rihanna, Dizzy ­Gillespie… A chaque fois, je découvre une nouvelle idée d’arrangements !


 


Vous venez de fêter vos 10 ans de live. Quel regard portez-vous sur votre carrière ?


J’ai beaucoup de chance. Je profite de tout cela comme d’un moment de bonheur offert par la vie, en contre­partie d’autres instants, plus compliqués, que celle-ci nous réserve aussi. J’essaye de garder les pieds sur terre. Le tout est de rester stable et d’être entouré de gens qu’on aime, de sa famille. Ma carrière, je n’y pense pas au ­quotidien. Je ne suis pas du tout carriériste.


 


Vous composez également pour le cinéma… Vous avez notamment réalisé la bande-son de “Yves Saint Laurent” de Jalil Lespert, en 2015, et de “La Vache” de Mohamed Hamidi, en 2016…


J’adore associer mon travail à celui d’un réalisateur. Le cinéma, pour moi, est l’art le plus complet qui soit. Et l’art en général est un témoignage de la société dans ­laquelle nous vivons. Je suis plutôt attiré par le réa­lisme, et je considère que le cinéma est le médium qui ­retranscrit le mieux l’époque dans laquelle nous vivons.


 


Comment avez-vous vécu l’année passée, en proie aux bouleversements de toute nature, en France, aux Etats-Unis et dans le monde ?


J’ai eu très peur. Mon clip Run The World, reprenant l’hymne féministe de Beyoncé, est une réaction au climat piteux qui a entouré cette année d’élections qui ont bousculé la planète entière. Et je crains le pire pour l’avenir. Je suis à la fois optimiste quant à la nécessité de nous battre et à notre capacité de renverser l’inéluctable tous ensemble, main dans la main. Mais aussi pessimiste, voire cynique, lorsque je réalise l’ampleur du chemin à parcourir au regard de l’égoïsme ambiant. J’aspire à un peu plus d’empathie. Cela nous aiderait à nous comprendre. La ­musique peut aider à cela. Mais les politiciens, pour la plupart, sont de piètres mélomanes. 



DALIDA BY IBRAHIM MAALOUF, Barclay/Universal Music, 2017.


MAGAZINE FEVRIER 2018

La rédaction du Courrier de l'Atlas