Tunisie – Quand l’obscurantisme s’en prend aux salles obscures

Cet article était censé avoir pour objet l’événement du dimanche 26 juin organisé par Lam Echaml, un regroupement de plus de 80 associations de la société civile, d’initiatives et d’autant de citoyens et artistes indépendants unissant leurs efforts dans le but de protéger la création artistique en Tunisie, manifestement de plus en plus menacée par la censure la plus typique, la plus pudibonde et réactionnaire, après avoir subi la censure de la dictature de Ben Ali et de la pensée unique des années durant.

Conscient de l’urgence d’agir au travers de manifestations culturelles de sensibilisation ne serait-ce que symboliques, le collectif avait fait de la projection du film « Ni Dieu Ni Maître » de Nadia El Fani la pièce centrale du rassemblement de ce soir, un film qui a défrayé la chronique récemment (sans même être programmé dans les sales tunisiennes), mais qui de l’avis des organisateurs aura surtout soulevé une polémique inutile, ne voyant pas en quoi déclarer publiquement son incroyance ou son athéisme pose problème, et encore moins en quoi cela constituerait la base d’une fatwa anathème justifiant l’appel à la haine et au meurtre de la cinéaste.

Convié à la projection et aux festivités pour représenter le Courrier de l’Atlas qui couvre l’événement, je me dirigeai donc vers la salle de cinéma CinemAfricart qui l’accueillait, située en plein cœur du centre-ville de Tunis, jouxtant la célèbre tour de l’hôtel Africa (fermé depuis la révolution), à deux pas du ministère de l’intérieur, aux alentours de 17h00 heure locale. Ironie du sort, étant donné l’objectif initial de l’initiative, c’est là que spectateurs, artistes et journalistes sont accueillis par une horde de quelques dizaines de salafistes visiblement bien organisés, venue à l’avance pour saboter le tout (le drapeau noir que certains d’entre eux brandissaient trahit leur appartenance vraisemblable au mouvement Ettahrir qui s’est vu refuser un visa de parti politique).

Très déterminés, et voulant en découdre à n’importe quel prix, ils commencent d’abord par saccager la façade en verre de l’édifice à coups de pierres et de projectiles divers, et en quelques minutes c’est l’entrée et les guichets qui sont pris d’assaut aux cris d’« allah akbar » et « mort aux juifs et aux mécréants ! »… Face à ma détermination à filmer malgré les intimidations, l’un des assaillants se dirige vers moi en me menaçant de confisquer ma caméra. « Allez plutôt filmer celle qui s’en prend à Dieu et son prophète ! » me lance-t-il, devant un cordon de policiers dont l’immobilisme après 20 bonnes minutes de vandalisme continu avait de quoi  laisser pour le moins dubitatif. Volonté de laisser-faire histoire de prendre à témoin la foule de curieux de quoi les islamistes étaient capables, ou hésitation à intervenir de crainte de passer pour « contre-révolutionnaires » pro méthodes répressives rappelant l’ère Ben Ali, leur inaction prolongée a poussé les passants à s’indigner à plusieurs reprises, en vain.

Quoi qu’il en soit ce fut une attitude suspecte dont nous prenons acte, journalistes et convives réunis (dont beaucoup étaient pris en otage à l’intérieur et dont on peut imaginer l’angoisse qui s’éternisait en l’absence d’assistance).

Une fois dispersés enfin par des CRS cagoulés qui ont dû intervenir dans l’enceinte-même de la salle dans laquelle avaient réussir à s’engouffrer une dizaine d’intégristes, nous découvrons un paysage de désolation : entre débris de verre et poutres arrachées gisaient quelques victimes de violences diverses, dont le gérant du cinéma qui avait interdit l’accès à un premier groupe de vandales et d’autres témoins qui nous ont confirmé avoir été menacés de mort et assurés du fait que si la projection avait lieu, on ferait sauter la salle à l’aide d’explosifs…

Quant au film documentaire en lui-même, qui a bien été projeté au final devant une salle comble envers et contre les censeurs de l’ordre moral, il constitue avant tout –on a failli l’oublier– une œuvre éminemment courageuse du fait de la défiance que son auteur a montrée dès l’été 2010, date du début du tournage dans les rues de Tunis, face à la tyrannie des dernières années Ban Ali, rappelant, preuves à l’appui, à quel point cette dictature avait été l’alliée d’un islamisme vis-à-vis duquel elle était beaucoup plus complaisante qu’on le pense. Le film démontre en effet avec brio qu’elle en partage autoritarisme et confiscation de l’identité nationale qu’elle agite devant l’Occident droit-de-l’hommiste,  pour mieux assoir un souverainisme liberticide.

Quoi qu’il en soit, cet épisode fera date en ce qu’il annonce d’une part selon les réseaux salafistes le début d’une bataille rangée entre « la vertu » qu’ils incarneraient et ce qu’ils appellent « les apostats », et d’autre part une prise de conscience collective de tous ceux qui étaient là pour défendre laïcité et liberté : la Tunisie n’est pas à l’abri d’une ultra droite qui sévit dans toute la région. Loin d’avoir été terrorisés par de lâches agissements, ils ont promis de redoubler d’effort pour réitérer l’initiative, quitte à en faire une tradition républicaine.

Seif Soudani

Seif Soudani