Point de vue – Contre l’obscurité, contre l’obscurantisme

 Point de vue – Contre l’obscurité, contre l’obscurantisme

Le Comité de défense des martyrs Belaïd et Brahmi, qui mérite certainement le Prix Nobel de la Paix, fait un travail remarquable depuis 2013

Le Comité de défense des martyrs Belaïd et Brahmi, qui mérite certainement le Prix Nobel de la Paix, fait un travail remarquable depuis 2013 en Tunisie en dévoilant beaucoup de vérités sur leurs assassinats, sur des dissimulations de preuve, et en aidant la justice par ses investigations.

Le travail de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a certes pu établir quelques vérités et témoignages consignés dans des rapports et vidéos, mais il n’est pas parvenu à cette pacification de la société, souhaitée par beaucoup, entre l’ancien régime et la Révolution. Cette instance était viciée à la base par des considérations psychologiques et politiques détestables. Sa présidente était problématique, puisque juge et partie, et imposée par la majorité politique de la troïka, sans aucun esprit consensuel, pourtant nécessaire dans une telle œuvre de mémoire, de lustration et de purification. D’où le doute qui a plané sur les travaux de l’Instance et sur le profil de sa présidente. C’est comme si on faisait confiance après une guerre, non pas à tiers juge impartial ou à un tribunal indépendant, mais à la justice ou réconciliation imposées par le vainqueur au vaincu. L’IVD a mené souvent sa mission, déjà fort délicate, moins avec un esprit de réconciliation qu’avec un esprit de vengeance politique. En tout cas, la réconciliation politique n’a pas eu lieu en Tunisie à la suite de ses travaux.

À son tour, le collectif de défense des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, constitué principalement par des avocats, y compris l’épouse de Belaid et d’autres avocats proches de Belaid et de la gauche, tente à sa manière de parvenir à la vérité quant à l’assassinat des deux leaders de gauche en 2013, en faisant une pression continue sur l’autorité judiciaire, sur les ministères de l’Intérieur et de la Justice et sur les islamistes et Ennahdha, principaux accusés. Il s’agit d’éclaircir une des zones d’ombre qui ne cesse d’entacher la transition tunisienne et de discréditer la Révolution tunisienne. Une vérité réclamée avec insistance par tous les Tunisiens, qui se sentent floués par la rouerie machiavélique des islamistes, qui ont, dès la constituante en 2011, mis la main sur les ministères de l’Intérieur et de la Justice et sur plusieurs dossiers les incriminant en premier chef. Ennahdha n’ignore pas que la vérité sur ces assassinats a de fortes chances de les éjecter du pouvoir, et les Tunisiens savent qu’il est impossible d’avoir des rapports politiques et institutionnels avec les islamistes ou de les reconnaître en démocratie sans l’éclatement de la vérité sur ces assassinats.

Progression des investigations

Ce collectif de défense des martyrs Belaïd et Brahmi n’a cessé de progresser dans ses recherches, investigations depuis sa constitution. Dès le départ en 2013, ils sont partis au charbon sans s’arrêter un seul instant. Ils ont dénoncé la dissimulation de preuves par les responsables du ministère de l’Intérieur et des documents afférents à ces affaires. Ils ont dénoncé la dissimulation du rapport balistique par le ministère de l’Intérieur. Les douilles, les cartouches de l’assassinat de Belaïd ont été envoyées à un laboratoire hollandais, où elles ont subi des expertises. Chaque responsable de la sûreté s’est abrité derrière le fait qu’il a remis le rapport à son supérieur hiérarchique. Il a fallu que le ministère des Affaires étrangères contacte le MAE néerlandais, pour que la justice sache que le rapport a déjà été envoyé en Tunisie aux responsables de l’intérieur. Le collectif a désigné sept responsables du ministère de l’Intérieur. Il a déclaré à l’époque dans une conférence de presse tenue le 7 novembre 2013 par  Mokhtar Trifi que : « Nous possédons des documents attestant que ce genre d’arme est utilisé par la direction générale de sécurité publique, et surtout par ses cadres (arme de marque Beretta) » ; que la voiture impliquée dans l’assassinat de Belaïd (avec le n° d’immatriculation à l’appui) était sur le lieu de l’assassinat un jour avant le meurtre, sans qu’elle ne fasse l’objet d’un quelconque mandat de recherche ; que la salle de sport où Kamel Ghadhgadhi, premier suspect du meurtre de Belaid, aurait entraîné des jeunes n’a jamais fait l’objet d’enquête. Le processus des assassinats est désormais connu, tout comme l’identité des exécutants. Certains sont en prison, d’autres, comme Kamel Ghadghadi, qui a tiré sur Chokri Belaid, ont été abattus lors de leur arrestation.

Le 2 octobre 2018, le comité de défense de Chokri Belaid et Brahmi a révélé l’existence de ce qu’il appelle une « chambre noire », située dans un endroit obscur du ministère de l’Intérieur, où sont amassés des documents qui n’ont jamais été transmis à la justice. En somme des preuves dissimulées.

Outre l’appareil secret d’Ennahdha et la relation de cet appareil avec les assassinats politiques et l’organisation des Frères musulmans en Égypte, le comité de défense a publié en octobre 2018 des copies de courriers entre le responsable présumé de l’appareil secret d’Ennahdha Mustapha Khedher et les Frères musulmans d’Égypte, une correspondance en rapport avec la réactivation de l’appareil secret en Tunisie. Arrêté le 19 décembre 2013, Mustapha Khedher purge actuellement une peine de huit ans de prison pour détournement et destruction de documents officiels. On a su alors que sur 14 boîtes d’archives récupérées par le ministère de l’Intérieur, seules quatre sont parvenus au juge d’instruction. Il faut savoir que, sans l’acharnement du comité de défense, qui avait découvert des écrits et enregistrements indiquant les liens de cet homme et d’Ennahdha avec les réseaux salafistes, on n’aurait rien su. Mais la justice n’a pu encore remonter aux sources des commanditaires et de leurs motifs. C’est là où se situe le rôle de ce comité de défense, un véritable accélérateur de procédure et harceleur de la justice. Le président Beji Caïd Essebsi a exploité politiquement le travail du comité de défense dans la dernière année de son règne, en pressant Ennahdha qui l’a lâché au gouvernement. Il n’avait plus rien à perdre.

Pire encore, le comité de défense a dévoilé l’existence d’un organe sécuritaire secret en lien avec Ennahdha, chargé de certains services de renseignements et d’achats illicites et occultes d’armes en 2013, notamment par des hommes d’affaires, comme Fathi Dammak, aujourd’hui condamné. Une véritable police parallèle sous la tutelle d’Ennahdha qui a accaparé sous la troïka, les ministères de l’Intérieur et de la Justice (outre la présidence du gouvernement), qui surveillait les dirigeants politiques, y compris le président Essebsi.

Suspension du juge Akremi

En dernier lieu, le comité de défense des martyrs Belaïd et Brahmi a tenu le 30 juin 2021 une conférence de presse pour dévoiler aux médias le rapport de l’enquête menée par l’inspection générale relevant du ministre de la Justice sur l’affaire de Béchir Akremi, ancien procureur de la République près le tribunal de première instance de Tunis, actuellement suspendu de ses fonctions, qui a précédemment été muté par Ennahdha pour ses bons et loyaux services. Entouré de secret, le rapport a été soumis au Conseil Supérieur de la Magistrature, compétent pour traduire les magistrats devant lui, en tant que conseil de discipline. On découvre que 6268 procès-verbaux de nature criminelle, se rapportant à des crimes terroristes, n’ont pas été achevés et transmis, que 1361 procès-verbaux n’ont pas été enregistrés, abandonnés en raison de leur nature terroriste accablante. Les dossiers concernent aussi l’embrigadement des jeunes et leur envoi dans les zones de conflit, comme en Syrie. Outre les pressions insistantes exercées auprès des juges pour sauver la peau de Béchir Akremi, y compris le chantage exercé par ce dernier sur les membres du comité de défense. La suspension de Béchir Akremi par le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) et le transfert de son dossier devant le ministère public ont été considérés comme une « décision historique » par l’opinion, et par le Courant Populaire, qui a salué le 14 juillet la position du CSM, qui, estime-t-il, a eu le grand mérite de ne pas céder à la pression. Elle consacre en tout cas l’indépendance de la justice, qui ne pourra démontrer justement son indépendance réelle ou son pouvoir judiciaire que dans les grandes affaires criminelles ou civiles liées à la politique et face à l’Exécutif et au Législatif.

Pour insister sur la poursuite des coupables et accentuer la pression internationale, le comité a saisi il y a une semaine la représentante du Haut- Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme en Tunisie au sujet de l’affaire du juge Akremi, en y déposant une plainte auprès de cette dernière instance.

Vérité, justice et Paix

Il faut dire que la paix ou la pacification d’une société est aussi liée à la divulgation de la vérité, à la résistance de la société contre le secret judiciaire, contre les immixtions du politique et les forces criminelles dans le déroulement de la justice, contre l’obscurité, surtout si elle est en provenance de l’obscurantisme, fabricant de terrorisme. Le déclin d’Ennahdha et la défiance des Tunisiens vis-à-vis des islamistes s’expliquent sans doute par les dénonciations successives et précises dont ses activités secrètes et illicites en sont l’objet. Un des grands mérites de son déclin s’explique par le travail acharné et ininterrompu de ce comité de défense des deux martyrs assassinés en 2013, qui, de divulgation en divulgation, de dossier en dossier, a fini par s’imposer dans le panorama judiciaire et politique, ainsi qu’auprès de l’opinion. Une institution non institutionnalisée, mais qui a acquis une force institutionnelle réelle, constituée d’avocats, hommes et femmes, aguerris et déterminés, qui ont tissé leur toile sur l’affaire de ces assassinats, et qui sont en train, de proche en proche, et à leurs risques et périls, de se rapprocher de leur but ultime : la divulgation de la vérité, sur une question dangereuse, qui fait obstacle au processus démocratique et civil en Tunisie. Une vérité qui pèsera sans doute lourdement sur le destin, désormais fuyant, du mouvement d’Ennahdha et de l’islamisme en général en Tunisie.

À ce titre, nous pensons que le comité de défense des martyrs Chokri Belaid et Mohamed Brahmi mérite bien le prochain prix Nobel de la paix. Un prix qui sans doute, accablera davantage Ennahdha sur la scène mondiale. Quand on cherche à faire avancer la Justice, quand on a le souci de la Vérité, on fait aussi avancer la Paix.

Hatem M'rad