Point de vue – Erdogan, un animal politique

 Point de vue – Erdogan, un animal politique

Recep Tayyip Erdogan à Rize en Turquie, le 12 février 2021. MURAT KULA / AGENCE ANADOLU / AFP

Erdogan est un de ces dirigeants qui satisfait pleinement aux exigences de l’animalité politique. Ruse, menace, violence, brutalité, résultats, tous les ingrédients y sont. Et il sait les utiliser habilement face à la naïveté de ses partenaires, comme en Libye.

 

Qu’on l’abhorre, qu’on le redoute ou qu’on l’adule, il faut reconnaître une chose à Erdogan : c’est un véritable animal politique, un leader aussi infatigable qu’inépuisable. « L’animal politique » est, on le sait, une expression créé par Aristote pour montrer que les hommes sont naturellement destinés à vivre dans une société régie par des lois et des coutumes, et non dans la solitude. Pour Hobbes, l’homme n’est pas politique par nature, comme le croit Aristote, mais il le devient. Car les hommes qui vivent dans des situations conflictuelles, où les plus faibles deviennent les victimes des plus féroces, ont besoin d’une autorité absolue entre les mains d’un souverain, mettant fin à leurs conflits et les poussant à une vie politique et sociale ordonnée. Il faut toutefois attendre Machiavel pour voir surgir la notion moderne d’« animal politique », celle qui convient non pas à tous les hommes, mais aux seuls hommes politiques, et qui signifie un art, un exercice politique, se situant entre la ruse, l’habileté et la violence. C’est de ce dernier sens qui s’applique ici pour Erdogan, un pur machiavélien.

Perception de l’animal politique

Il est vrai que « l’animal politique » ne peut être perçu de la même manière en démocratie et en dictature. En démocratie, il s’identifie aux dirigeants qui, dans la sphère de la légalité, font preuve d’autorité et de résolution dans les crises et grands évènements, de lucidité dans les rapports de force ou dans la compréhension des événements, sans exclure le recours à la force ou au chantage si nécessaire. En dictature, « l’animal politique » est fondamentalement machiavélien, selon l’allégorie du lion et du renard, capable tantôt, exceptionnellement, de férocité, allant jusqu’à la guerre, s’il est du moins acculé ; tantôt de ruse, notamment dans la négociation. L’essentiel étant pour lui de parvenir à un résultat politique avantageux pour lui et pour son pays. Dans les deux cas de figure, il doit obtenir des succès dans son action politique pour mériter le qualificatif d’animal politique. A comparer Erdogan avec d’autres animaux politiques, il semble se situer entre les dirigeants bruts, de type Staline et Bonaparte, les dirigeants déterminés, de type Churchill  ou Thatcher et les dirigeants plus subtils, comme Mitterrand, Bourguiba ou Hafez al-Assad.

Recep Tayyip Erdogan n’ignore pas que les animaux politiques doivent compenser leur main de fer par la modernisation urgente du pays avec des mégaprojets d’infrastructures. Chose faite. Comme Ben Ali, le « miracle économique » des purs dictateurs, ça le connait. En dix-huit ans de pouvoir, il a spectaculairement transformé le pays, pour asseoir définitivement son pouvoir, qui de gouvernemental est passé présidentiel aux termes d’une révision constitutionnelle injonctive. Le verbe n’est pas en manque. Tribun incontestable, il sait déchaîner les foules nationalistes et les plier à sa volonté. Comme le montre encore ses paroles fléchées à l’adresse des Occidentaux islamophobes. L’animal gouverne redoutablement par les actes et par le verbe. Il exige, menace, brutalise, et négocie en position de force.

Machiavel-Hobbes-Schmitt-Erdogan

Qu’on l’assassine aujourd’hui, et il ressuscite le lendemain. Il a survécu à un putsch en juillet 2016 auquel  il y a répondu par un nettoyage oppositionnel, académique et médiatique. Il pense la politique en termes ami-ennemi. Il opte pour la realpolitik à l’état pur. Il s’insère dans la lignée des loups politiques, celle de Machiavel-Hobbes-Schmitt. Ses menaces sont d’ordre militaire, ses gains d’ordre politique. Il est habile dans la provocation des démocraties occidentales, un peu trop bavardes ou radoteuses à son goût. Audacieux, il met tout le monde devant le fait accompli. Il ne craint pas les grandes puissances, ni les Américains ni les Russes, ni les Chinois, en tentant à l’occasion de se faire passer pour l’ami des uns et des autres, sans oublier au passage de charrier Macron ou Merkel, un peu trop logico-rationnels et intellectualistes pour être des « animaux politiques ». Il n’ignore pas qu’il a la durée en sa faveur, contrairement aux éphémères dirigeants occidentaux.

Certes, il connaît fort bien ses limites. Mais il part du principe que celui qui ne tente rien n’a rien. Il va alors jusqu’au bout de ses possibilités en exploitant toutes les circonstances à son profit. Il a un pied dans l’Otan, un pied en Occident et un pied en Orient. En Syrie ou en Libye, entre la Grèce et Chypre en Méditerranée, il est là, ses troupes ou mercenaires au sol et en mer. Il fait partie de la table de négociation, directement ou indirectement, avec les parties intéressées ou avec les grandes puissances. Dans les pays arabes et musulmans, il est présent par ses trésors financiers et son soutien stratégique aux islamistes, ses intermédiaires dans la région. Il subjugue les islamistes arabes et sait les appâter, non pas pour les beaux yeux de l’islamisme, mais pour le bien de la grandeur ottomane. Comme la fable du corbeau et du renard de La Fontaine, il demande aux islamistes s’ils savent chanter à haute voix. Alors, ils « ouvrent leur large bec et laissent tomber leur proie », comme le dit la fable. Les islamistes locaux, comme en Tunisie, s’exécutent même pour déséquilibrer la balance des paiements de leur pays au profit de la seule Turquie.

Le pire, c’est qu’Erdogan a les moyens de sa folie. Tant qu’il n’est pas définitivement mis fin à ses aventures, il continuera à avancer ses pions, surtout si les grandes puissances hésitent à le soutenir, ou à l’abandonner.

Proche de nos frontières

Il est maintenant proche de nos frontières maghrébines pour restaurer son rêve du grand empire ottoman. La présence des islamistes tunisiens au pouvoir l’encourage, entre autres, à se rapprocher en Libye. Les nouveaux dirigeants libyens issus du dernier dialogue national semblent proches de lui. Le nouveau Premier ministre transitoire libyen Abdul Hamid Dbeibah est un homme d’affaires. Succédant à Fayez al-Sarraj, il a été élu à l’issue de discussions récentes organisées par l’ONU en Suisse, en parallèle à la désignation d’un conseil présidentiel collégial de trois membres dirigé par Mohamed Younès Al-Manfi. Erdogan n’est pas mécontent de la solution de Genève. Il les a d’ailleurs vite félicités et leur a offert aide et appuis. Il s’adapte à une situation à laquelle il n’est pas étranger.

En tout cas, il faut reconnaitre que l’appui d’Erdogan à l’ancien gouvernement pro-islamiste par l’envoi de logistique et de mercenaires a contribué à imposer des négociations diplomatiques dont l’issue ne lui a pas été défavorable. L’animal sait bien ce qu’il veut. Il a toujours la capacité de rebondir tant que sa stratégie est visible dans son esprit. Sa stratégie est claire, ses avancées méthodiques, au moment où celle des autres, occidentaux et arabes, est aussi malléable qu’indéfinissable. L’essentiel pour lui est que la solution ne soit pas hafterienne. Même si Haftar, qui va observer la conduite du nouvel exécutif sur le terrain, est imprévisible.

L’animal politique est en définitive celui qui sait que l’histoire est une œuvre tragique, constituée de conflits, de rapports de force et de bras de fer continus, impitoyable pour les naïfs et les moralistes. Et la chance sourit normalement aux audacieux.

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Hatem M'rad