Penser les partis politiques dans les transitions démocratiques

 Penser les partis politiques dans les transitions démocratiques

Les dirigeants des partis politiques tunisiens (G à D) : Ghannouchi


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Les partis sont-ils les acteurs essentiels des transitions démocratiques ou ne sont-ils, en définitive, que des obstacles à leur réalisation ? Les partis politiques ont-ils les moyens de conduire la transition ? Ont-ils vocation à transformer le pluralisme partisan en pluralisme d’opinion ou de promouvoir la culture démocratique ? Questions qu’on ne peut éviter, ni occulter, qui montrent les dilemmes du rôle des partis au sortir de l’autoritarisme. Les partis sont certes des outils de la démocratie, mais comment peuvent-ils dans une phase de transition construire la démocratie alors qu’ils sont eux-mêmes et simultanément en voie de construction ?


 


Il est vrai que les transitions démocratiques peuvent se faire par des institutions, mêmes improvisées, (gouvernements, instances, organes, commissions provisoires), par des leaders politiques (Mandela, De Klerk, Gorbatchev, Walesa, voire le roi Juan Carlos), mais elles peuvent se faire aussi par des partis politiques, acteurs incontournables du jeu démocratique et pluraliste. Même les compromis qui ont été réalisés dans les transitions ont été réalisés principalement autour des partis (Espagne, Portugal, Europe de l’Est, Tunisie), en collaboration avec la société civile, les syndicats ou avec l’intervention de l’armée pour certains. Souvent, dans tels pays, les débuts de la transition voient la participation, directe ou indirecte, des anciens partis au pouvoir dans la phase autoritaire (Portugal, Russie, Pologne, Hongrie, Albanie, Tunisie).


 


La disparition de l’autoritarisme permet la libération de la société et l’expression de sa complexité. Cette diversité retrouvée entraîne la création de nombreux partis et groupements politiques exprimant les nouvelles tendances politiques de l’opinion. A la suite d’une période de confusion et de tâtonnement pluraliste, de participation citoyenne et d’expériences  électorales successives, apparaît progressivement une nouvelle structuration du système partisan, qui reste fragile, redevable surtout à la stabilisation relative de certains partis devenus électoralement importants. Cette évolution peut être plus ou moins longue selon la configuration politique, sociologique, historique et culturelle de la société. Ce schéma, on l’a globalement relevé en Europe de l’ouest (Espagne, Portugal), en Europe de l’Est après la chute du mur, en Amérique latine ou après le printemps arabe, en Tunisie.


 


Il est curieux de constater qu’au moment où les partis tentent de monter au créneau dans les pays en transition, ils déclinent et perdent de leur influence dans les vieilles démocraties, même si les partis restent ici les acteurs principaux de la démocratie, à travers lesquels se profile la professionnalisation de la vie politique et parlementaire.


 


Mais, la problématique des partis est différente dans les systèmes de transition démocratique. Il s’agit ici beaucoup plus de renouveau, de quête d’identité politique et de repositionnement que de déclin. L’expérience du pluralisme étant nouvelle et vacillante. Depuis la chute des régimes autoritaires dans les années quatre-vingt, le paysage partisan dans les systèmes en transition a commencé à se métamorphoser, après une courte période qui a vu les partis traditionnels réapparaître de manière quasi hégémonique, malgré la rupture révolutionnaire, puis décliner aussitôt. Dissolution des partis marxistes-léninistes (Partis communistes bulgare, yougoslave, soviétique), d’autres partis se recomposent avec d’anciens cadres communistes favorables au changement (Front du Salut National en Roumanie), d’autres déclinent ou se trouvent concurrencés par des partis socialistes (PC espagnol concurrencé par le PSOE).


 


Dans les pays sortant de régimes autoritaires ou dictatoriaux, les partis ont été des agents souvent essentiels du retour à la démocratie, quoique la mobilisation ait trouvé quelques limites. Après la chute du mur de Berlin, même si la démocratie représentative est devenue le seul modèle réalisable en Europe de l’Est, les partis ont eu du mal à satisfaire les demandes sociales. N’oublions pas que dans ces pays, les Etats eux-mêmes restent peu homogènes. Ils se veulent Etats-nations, alors que les cultures ethniques et minoritaires sont encore enracinées. Les considérations ethniques sont d’ailleurs exploitées à des fins électoralistes (Albanie, Serbie, pays balkaniques). Ce qui a entrainé des repositionnements et des restructurations pas toujours favorables à la mobilisation et à l’encadrement politique.


 


Dans les pays du « printemps arabe », les partis ont contribué autant au pluralisme qu’au désordre et à la confusion politique générale. Squelettiques, peu professionnels, démagogiques, populistes, inexpérimentés, la plupart n’existent qu’à travers la personnalité de certains de leurs dirigeants, dépourvus de base électorale sérieuse, ou à travers les médias. Certains vieux partis, déjà plus consistants, sont toutefois arrivés à se restructurer rapidement après les bouleversements en quelques mois (Ennahdha en Tunisie, Frères musulmans en Egypte), d’autres, aussitôt organisés, font l’objet de scissions et de divisions ou de lutte de leadership (Nida Tounès en Tunisie), ou voient leurs députés pratiquer le nomadisme au parlement, d’un groupe parlementaire à un autre.


 


Les premières élections concurrentielles de la transition sont tantôt gagnées par des formations anciennes, comme le parti communiste en Pologne ou le Parti du Travail albanais, tantôt par des nouveaux partis démocratiques (PSOE en Espagne) ; tantôt par des partis qui ont exercé une opposition farouche aux régimes autoritaires, civils ou militaires, et qui en ont été les premières victimes, (ANC en Afrique du Sud, Ennahdha en Tunisie et les Frères Musulmans en Egypte ), qui étaient tous bannis et emprisonnés dans l’ancien régime ; tantôt par des nouvelles formations, comme les libéraux en Libye, pays pourtant à caractère tribal.


 


Puis survient la phase des premières alternances, dans laquelle souvent les partis au pouvoir sont rejetés dans l’opposition, au profit d’autres formations politiques. Les électeurs sanctionnent dans ce cas, tantôt l’absence de maitrise du processus de transition, tantôt la lenteur des réformes, tantôt l’échec économique des gouvernants et de leurs partis (dans la plupart des cas), tantôt les dérives non démocratiques des partis ou coalitions au pouvoir (islamistes en Tunisie). Tantôt, ce sont les militaires qui prennent le dessus de manière autoritaire (Al-Sissi en Egypte).


 


Généralement, les partis qui ont gouverné dans la transition se révèlent incapables de répondre aux nouvelles demandes, de résoudre la question du chômage, de combattre l’extrême pauvreté, la corruption, le terrorisme, de faire face à la montée soudaine de la délinquance et de la criminalité organisée qui exploitent la nouvelle déliquescence étatique. C’est pourquoi des gouvernements de coalition ou des gouvernements d’union nationale sont constitués pour tenter de résoudre les grands défis de la transition. (Portugal, Tunisie, Libye). Ces types de gouvernement rappellent en pratique la nécessité des compromis et des dialogues entre les partis dans les phases de transition, où souvent les partis, en accord avec les sociétés civiles, sont contraints à l’exercice consensuel du pouvoir. Peu enracinés et peu implantés, ils ne peuvent gouverner seuls.


 


Lors de la transition, les nouveaux partis ne sont pas toujours bien perçus par l’opinion. Celle-ci est habituée au paysage monolithique des régimes autoritaires, elle ressent de la méfiance à l’égard de la prolifération chaotique des partis, nés dans la transition, et pour la plupart inconnus jusque-là. Les populations se trouvent agressés par les partis. Ainsi, à peine nés dans la transition, souvent ces partis entrent aussitôt en crise, comme dans les vieilles démocraties (qui entrent, eux, plutôt dans une crise de maturité). La crise des partis qui survient dans ces cas est aussi bien une crise de perception qu’une  crise de représentation. Elle est la manifestation d’un décalage entre d’une part, les intérêts et les vœux d’une population souhaitant retrouver une liberté soudaine, mais en préservant la « stabilité » de l’autoritarisme, et d’autre part, les représentants des partis, encore peu professionnels, motivés par une ambition personnelle trop voyante. Ce qui explique qu’en Tunisie, par exemple, on fait davantage confiance à la société civile qu’aux partis politiques, laïcs ou islamistes. A la différence d’autres régions du monde, certains pays, comme la Libye, n’ont jamais connu dans le passé khadéfiste l’existence de partis politiques, même s’ils ont eu dans la transition des élections pluralistes. D’autres régions, comme l’Amérique latine, ne bénéficient pas, à quelques exceptions près, d’une longue tradition partisane.


 


Tout cela devrait relativiser les maux et les défauts des partis politiques tunisiens, aussi importants soient-ils. Tous les pays en transition, du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, sont logés à la même enseigne en la matière, à des degrés différents et selon les spécificités des uns et des autres. Construire la démocratie et les partis en même temps est loin d’être une chose aisée. En Espagne, les partis ont réussi difficilement à marginaliser le pouvoir militaire et leurs représentants politiques ; en Afrique du Sud, l’ANC et les partis ont surmonté péniblement le racisme et les préjugés d’en face ; dans les pays de l’Est, les partis ont réussi dans la durée à marginaliser le totalitarisme communiste ; dans les révoltes arabes, c’est tantôt l’islam politique, tantôt l’armée qui sont aujourd’hui le plus à craindre dans la transition démocratique. A chacun son spectre, à chacun son défi.


 


Hatem M’rad

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