Point de vue – Tunisie. A propos du Parlement suspendu

 Point de vue – Tunisie. A propos du Parlement suspendu

Siège du Parlement à Tunis. YASSINE MAHJOUB / AFP

Les mesures exceptionnelles prises par Kais Saied ont permis à ce dernier de suspendre le Parlement, siège de la partitocratie et de la corruption, mais aussi symbole de la démocratie.

 

Il est normal que le Parlement soit dissout dans les régimes parlementaires lorsqu’il n’est plus en accord avec l’opinion ou avec le parti majoritaire. Dans ce cas, le peuple reste toujours le maître de la situation, puisque les nouvelles élections anticipées le font intervenir comme l’arbitre ultime du conflit entre majorité et opposition. La dissolution est prévue en Tunisie, mais elle est tellement compliquée et contre-nature que cela équivaudrait à une impossibilité pratique. Un peu comme la motion de censure qui était prévue dans l’ancienne Constitution au profit du Parlement, mais que le système de parti unique, puis hégémonique, rendait son usage impossible. Et il l’a été.

Mais, que le Parlement soit suspendu, comme c’est le cas avec le président Saied, profitant de son image exécrable et de son illégitimité auprès de l’opinion, cela risque de nuire à la jeune démocratie. La suspension du Parlement, lieu de la discussion publique, incarnant en principe et théoriquement la souveraineté populaire de type rousseauiste, même provisoirement, est quelque chose de grave en démocratie, non seulement parce que dans ce cas, il s’agit d’un procédé inconstitutionnel, mais parce que le peuple est mis hors-jeu, contrairement à la dissolution, et à plus forte raison dans un régime supposé être parlementaire, déterminant la nature et l’orientation politique du gouvernement.

Despotisme possible du parlement

C’est vrai que l’existence du Parlement ne prémunit pas le peuple contre le despotisme. Le Parlement lui-même peut devenir tyrannique s’il n’exprime plus le sentiment populaire ou le sentiment moral de la nation ou s’il s’arroge des droits surabondants qui ne relèvent pas de sa fonction. Et c’est le cas en Tunisie, où le Parlement a cessé d’être le miroir de la démocratie depuis 2019, et bien avant même, pour se transformer carrément en une institution naviguant à contre-courant, hostile à la majorité populaire réelle, ou en une institution mercenaire, entre les mains d’un parti islamiste, Ennahdha, qui n’a plus de majorité ni d’impact dans le pays. L’influence d’Ennahdha dans le pays est nettement en décalage avec sa force réelle, déclinante depuis quelques années, comme le démontrent les élections successives. Un parti qui s’accroche corps et âme à n’importe quelle alliance politique, pourvu qu’elle soit possible à constituer. Le Parlement tunisien a alors produit un système autocratique et despotique au profit d’une seule branche de la nation, d’un seul parti aux abois, qui s’accroche aux quelques bribes de pouvoir qui lui restent au Parlement, qui empêche le gouvernement (à sa solde) de gouverner, sans gouverner lui-même. Le Parlement est alors incapable de penser l’intérêt général. Comme en 2011 à l’ANC, la majorité islamiste, ou ce qui en reste, est toujours préoccupée par sa survie, par la mise en place d’un réseau dépendant d’elle. Un parti qui utilise les réseaux, le lobbysme, les groupes d’intérêt, qui se comporte comme un capitaliste cupide et insatiable au nom de la pauvreté, est au fond un indice d’un parti qui n’a plus de majorité. Il a besoin de mettre dans les diverses institutions, groupes, associations, administrations, des hommes à lui, en jouant de l’influence de quelques hommes clés en guise de popularité et le mercenariat financier, parce qu’il n’a plus d’appui populaire solide. Les intérêts particuliers des islamistes, priment sur tous et sur tout. L’Etat est suspendu pour les besoins de l’islamisme transnational. La loi n’a plus de sens. A supposer qu’il y ait des lois en la forme, votées par une majorité introuvable, elles peuvent être tyranniques ou partiales, dénuées de toute objectivité et impartialité. Il est vain que le peuple puisse trouver une quelconque protection dans la loi. En lutte pour le pouvoir depuis 2019, les parlementaires islamistes et leurs alliés manigancent en outre une éventuelle destitution de Kais Saied qui ne cesse d’obstruer leur action. Ils ont tout calculé sauf l’entêtement du président et ses capacités de riposte et de nuisance. Contre la destitution, ils ont obtenu la suspension.

Des électeurs trompés

Qui dit Parlement dit aussi vote des électeurs. On se plaint du Parlement, mais aussi de ses électeurs, qui ont fait émerger au Parlement un corps malade, des partis vautours, responsables de la perte du pays. Mais, il est illusoire de trouver un quelconque « vote universel » (Eric Weil), quelles que soient les garanties qui entourent le vote. L’électorat d’un pays de 1.700.000 analphabètes (INSEE) est un électorat particulier. Il n’est pas enclin aux choix les plus raisonnables, les plus judicieux. Les candidats mêmes qui se présentent à lui n’offrent nullement un choix véritablement libre et démocratique. L’électeur, ou il est un appât du clientélisme des islamistes et de Qalb Tounès ; ou il est peu instruit en politique pour pouvoir faire les bons choix, à supposer qu’ils existent ; ou il fait face à un choix sans choix, en raison de l’insuffisance des candidats et des listes ; ou il ne connait vraiment pas pour qui il vote ; ou il ne prend pas beaucoup au sérieux son suffrage. L’électeur ne vote pas d’habitude spécialement pour l’intérêt général. Son choix peut dissimuler ses intérêts particuliers. En outre, le corps électoral ne décide pas toujours rationnellement et ne comprend pas toujours les programmes techniques des partis dont il ne voit pas la nature ni les conséquences. Les questions fiscales, économiques, la réforme de l’armée, de l’éducation, la révision du code pénal restent inaccessibles aux électeurs, les prêts du FMI. Ils suivent ici les conseils des personnes plus qualifiées qu’eux, notamment le lavage des cerveaux des plateaux de télévision et des mensonges grossiers de facebook. D’où les déceptions des choix des Tunisiens après 2019, se sentant trahis par leurs élus corrompus, qui préfèrent les combinaisons et les intérêts partisans à la satisfaction des électeurs ou aux nécessités de l’Etat. Pire, l’électeur voit dans le Parlement d’aujourd’hui une conspiration contre lui, qui l’empêche de se faire entendre. Il est pourtant en droit d’avoir les meilleurs élus, mais les « meilleurs » existent-ils réellement ou daignent-ils se présenter aux élections ? On en doute.

Le Parlement, symbole de la démocratie

Cependant, rien ne justifie l’inanité, la proscription ou la suspension du Parlement et du droit de vote qui lui est fondamentalement rattaché. Puisque la suspension du Parlement est un déni du droit de vote. Il n’y a pas de démocratie sans eux. Leur absence rend la discussion publique impossible, en faisant pencher la balance de l’Etat d’un seul côté, en renforçant l’unilatéralité abusive du président, maître des mesures exceptionnelles, sans contrôle, sans surveillance. Il est inutile pour le président de s’abriter derrière le « droit public de nécessité », qui renvoie à un organe quelconque de l’Etat, en l’espèce Kais Saied, le droit d’agir hors ou contrairement aux dispositions constitutionnelles pour sauver l’existence de l’Etat qui existe toujours, et de faire ce qu’exigent les circonstances. Si le décisionnisme politique est nécessaire, la Tunisie postrévolutionnaire a souffert de son absence, c’est sa dilatation absolue qui est néfaste. C’est pourquoi le Parlement aurait dû rester à sa place.

Aucune lacune, aucune ambiguïté de la Constitution ne justifient en tout cas la suspension du Parlement pour lui coller l’armée à ses trousses. L’armée au secours d’un président élu, n’est plus neutre, mais prend parti en choisissant le camp présidentiel. Elle entre en guerre, entraînée par le jeu politique du président, contre un ennemi politique interne, qui a établi son siège au Parlement : Ennahdha. Ils acceptent en plus des portefeuilles ministériels de circonstances. Disons que l’Etat historique n’est pas tout à fait en déperdition pour être confié aux militaires, mais gagne à être sérieusement remis en l’état par de fortes décisions politiques. Kais Saied a les moyens que lui donnent l’article 80 pour le faire, sans aller jusqu’à la suspension du Parlement. En prenant des mesures en dehors du Parlement, en menaçant ses membres corrompus sur le plan sécuritaire et pénal, en isolant cette institution du jeu politique, il aura d’ailleurs démontré son inutilité et à l’opinion et au Parlement lui-même. Et du coup, il aurait justifié la légitime défense de la République.

 

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Hatem M'rad