Point de vue – Tunisie. Leadership en football, comme en politique

 Point de vue – Tunisie. Leadership en football, comme en politique

Football / Gauche (haut – bas) : Thomas Tuchel, Gareth Southgate et Roberto Mancini – David Moyes, Julien Lopetegui et Gennaro Gattuso. Politique / Droite (haut – bas) : Konrad Adenauer, Léopold Sédar Senghor et Habib Bourguiba – Rached Ghannouchi, Hichem Mechichi et Kaïs Saied. © AFP

La nécessité du leadership est partout la même, en politique comme en football ou en d’autres domaines. Résultats, performances, compétences suivent le leadership. La Tunisie subit plutôt, depuis une dizaine d’années, la mainmise du contre-leadership des indéboulonnables.

 

Les leaders dans l’opinion commune sont souvent perçus comme des sauveurs, de vrais sauveurs même, au sens laïc, comme au sens religieux. Aucun peuple, aucun groupe, aucune association ne peut s’en dispenser. Les saints et les prophètes étaient eux-mêmes des leaders, venus sauver un monde décadent, désuet ou moribond, pour le guider vers une nouvelle ère, un nouvel ordre moral, social (et politique) prétendument meilleur. A la limite, là où un groupe ou une société peine à se régénérer ou à s’optimiser, il y a un besoin de leadership. Il en va ainsi en politique, comme en football, sport plus complexe que d’autres, faisant appel à des stratégies quasi savantes, supposant un savoir-faire et « du métier ».

Leadership et résultats

L’expérience montre en tout cas que le leadership donne des résultats certains, en football, en politique, comme partout, notamment lorsque leadership rime avec compétence et autorité. Il est certain déjà, et à la base, qu’un excellent coach en football est bien placé pour élever le niveau des équipes prestigieuses qui ont les moyens de s’en payer un. Mourinho, Guardiola, Ancelotti, Klopp ou Conte, pour ne prendre que ceux-là, élèvent, aujourd’hui et en général, les grandes équipes assez fortunées qu’ils dirigent dans quelques pays où elles se trouvent. L’Allemand Tuchel qui a conduit le PSG en finale de la Ligue des champions des clubs européens en 2020, a réussi aussi en changeant de pays et d’équipe à obtenir cette même Ligue des Champions avec Chelsea en 2021, alors que cette équipe, qui figurait pourtant parmi les grandes équipes européennes, ronronnait avant sa reprise en main par ce coach. Il suffit qu’un tel coach change de pays pour que le niveau des équipes qu’il entraîne s’élève en conséquence sous sa houlette.

Si les bons coachs remportent des titres avec les grandes équipes, à plus forte raison, ils peuvent faire renaître une équipe limitée, moyenne ou à la faire sortir de la décadence, ou qui a du mal à atteindre certains résultats. Les exemples sont nombreux. Le plus récent est celui de l’Italie. Roberto Mancini, le coach italien, disait, qu’il y a trois ans, lorsqu’il a pris les rênes de la squadra Azzura, personne n’osait parier un kopeck sur lui avec un tel effectif limité. Que l’Italie ait remporté la finale de la Coupe d’Europe des nations il y a quelques jours face à l’Angleterre, alors qu’elle est loin d’avoir l’effectif étoffé des Anglais ou de plusieurs autres équipes en compétition, et dont le niveau du calcio n’est plus ce qu’il était, est déjà en soi une réussite. Sa renaissance, l’Italie la doit à son coach Mancini, à son leadership footballistique, à la mise en confiance des joueurs, de l’aveu même de ces derniers. C’est aussi le cas du coach anglais Gareth Southgate, qui, depuis qu’il dirige l’équipe d’Angleterre, a pu l’emmener jusqu’en demi-finale de la Coupe du monde 2018 et jusqu’à la finale de la Coupe d’Europe de 2021. Il a réhabilité une sélection nationale, mal en point et peu performante. L’effet coach-leader existe bien. Un coach lucide peut ainsi solidariser son équipe, lui inspirer confiance et une force tactique. La compétence élève, comme le dit si bien Michel Serres. Autrement, elle est incompétence, qui ne peut changer quoi que ce soit, qui ne diffère plus du savoir profane ou du non leader.

Politique et leadership

De même en politique, un leader peut rehausser une nation fragile, en crise, dépourvue de ressources ou en déliquescence morale. L’Allemagne en ruine après la deuxième guerre mondiale a bien redémarré avec le chancelier Adenauer, jusqu’à retrouver de proche en proche son rayonnement et sa vitesse de croisière. Jusqu’à la fin des années 1970, on peut dire aussi que Bourguiba a réussi globalement à élever la nation tunisienne au-dessus de ses potentialités réelles. Ce n’était plus le cas, il est vrai, après cette date, malade et vieilli. Léopold Sédar Senghor a mis le Sénégal, pays en voie de développement, et bien avant tous les autres dirigeants du continent africain, sur les rails de la démocratie, en se retirant du pouvoir de son propre gré, en acceptant des élections pluralistes et en favorisant une transition douce au profit d’un jeune dirigeant. Du coup le pays a gagné en modération et en stabilité depuis.

A l’autre extrême, le contre-leadership  peut rabaisser (momentanément) une grande nation (Pétain, Trump, Bolsonaro), et un mauvais coach en football peut faire décliner une grande équipe (David Moyes qui a succédé à Alex Fergusson à Manchester United ou Julien Lopetegui au Real Madrid).

Pire encore, et pour boucler le tout, le contre-leadership et l’incompétence peuvent se rejoindre pour accentuer la ruine d’un pays traversant une crise plus ou moins durable. La Tunisie, après un contre-leadership dictatorial d’un demi- siècle, a vu défiler depuis une dizaine d’années, une série de contre-leadership, au sommet de l’Etat, comme à la tête du gouvernement ou à la tête du Parlement. A l’exception du président Béji Caïd Essebsi, le seul fédérateur de la transition, qui n’a pu mener à bien son œuvre, faute de majorité parlementaire stable, gangrénée par les islamistes, et dont le fils a fait fuir tous les collaborateurs crédibles. Le contre-leadership s’aggrave depuis 2019, en raison de l’animosité déclarée entre le Président de la République, le chef de gouvernement et le président islamiste du Parlement, qui ne sont pas du même bord politique. Le gouvernement de chaque institution étatique jubile à empêcher les autres institutions de gouverner. La crise pandémique aggrave la crise politique, constitutionnelle, économique et sociale. Jamais les trois « leaders » n’ont été aussi rejetés par l’opinion, jamais les sondages n’ont été aussi parlants. Le contre-leadership politique a produit un peuple nihiliste, fortement désapprobateur, qui ne croit plus en rien, certainement pas en ses « leaders » tous atteints d’illégitimité, tantôt en termes de savoir-faire et de métier, tantôt en termes de friponnerie et de mesquinerie. Les leaders parlementaires glissent à leur tour vers la voie de la violence, de la théâtralisation calculée et de l’impunité manifeste. Aucun leader n’est en mesure de régler un grave problème, d’instaurer une quelconque confiance entre les pouvoirs et les citoyens. Le contre-leadership contamine toutes les institutions, toute la société. Impunité, banditisme et voyoucratie l’emportent sur le bon sens, le dialogue et le compromis.

En football, un coach qui échoue est aussitôt licencié quel que soit son nom, même Zidane et Mourinho l’ont été récemment. Si les équipes sont gérées comme des sociétés, avec des patrons et conseils d’administration influents, soucieux de performance et de rentabilité, les dirigeants tunisiens (et les députés), ne craignant aucune sanction, immunisés contre tout, sont réfractaires à la démission, qui ne rentre ni dans leur culture, ni dans leur perception démocratique. Qu’ils gagnent ou qu’ils perdent, c’est du pareil au même. Indéboulonnables, ils restent sur place, comme sous la dictature. C’est la politique par l’absurde.

 

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Hatem M'rad