Changer : le grand défi d’Ennahdha

 Changer : le grand défi d’Ennahdha

Rached Ghannouchi lors du 10e congrès d’Ennahdha le 22 mai 2016. AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Il est difficile pour un vieux parti, un parti qui existe en l’espèce depuis une quarantaine d’années environ, de changer radicalement et brutalement ses fondements, sa pensée, ses traditions et ses méthodes d’action. C’est le cas d’Ennahdha, qui, dans ce Congrès de la métamorphose, qui s’est déroulé les 20-21 et 22 mai, est appelée à faire une mutation d’ordre qualitatif. Le changement radical d’un parti politique n’est pas une chose facile pour lui. Beaucoup de partis laïcs tunisiens ont essayé de changer et n’ont pas pu y parvenir pour une raison ou une autre.


 


Il est déjà difficile aux partis laïcs de changer radicalement de doctrine et de stratégie, comme le prouve l’histoire des partis en Tunisie. Lors de la phase autoritaire, le Parti Socialiste Destourien a essayé de changer, notamment dans les années 80, lorsque Bourguiba a déclaré que le pays pouvait opter maintenant pour le pluralisme, les Tunisiens étant devenus mûrs pour le changement. Mais, il a vite rebroussé chemin et arrêté le processus du changement à ses débuts. Bourguiba n’a jamais cru en la démocratie et il ne s’en cachait pas. L’espoir fut brisé aux élections législatives anticipées de 1981, une élection pluraliste entravée par une fraude électorale massive, dénoncée par tous. Pire encore, Bourguiba est resté sous l’influence d’un entourage politique avide de le succéder au pouvoir. Puis, Ben Ali a proposé le « changement » aux Tunisiens en fin 1987. Le changement est devenu lui-même une doctrine, un mythe, un slogan ressassé durant 23 ans. Mais Ben Ali a seulement changé l’appellation du parti destourien, devenu « Rassemblement Constitutionnel Démocratique » : trois concepts qui se sont avérés trop audacieux pour un homme habitué à l’ordre militaire et policier. Habitué à surveiller et à réprimer, pouvait-il « changer » vraiment ? Le 7 novembre s’est avéré, comme l’a dit Vincent Geisser, « un miracle trompeur ».


 


En revanche, certains partis d’opposition ont pu changer progressivement et qualitativement. C’est le cas du Parti Communiste (PCT), qui au départ, était un parti idéologique, puis dans une phase intermédiaire est devenu le Parti du Renouveau sous Mohamed Harmel, en tirant les enseignements de la désagrégation du monde soviétique et communiste et de l’éveil de la société civile tunisienne, puis dans une dernière phase, après la Révolution, est devenu avec Ahmed Brahim le parti Al-Massar, un parti de gauche pragmatique, moins doctrinaire qu’il ne l’était auparavant, pouvant s’allier tant avec les libéraux qu’avec la gauche, et qui avait la sympathie de la société civile. Al-Massara changé, comme ont changé la plupart des partis communistes de l’Europe de l’Est qui ont adhéré au changement démocratique, tenu compte des mutations sociales et des bouleversements du monde. Comme a changé surtout le parti socialiste allemand, le SPD qui, en 1959,au Congrès mythique de Bad Godesberg, congrès de la rupture, est passé d’un parti marxiste et révolutionnaire à un parti social-démocrate pragmatique. Le changement du parti était accompagné d’un changement de programme.


 


S’il est difficile de changer radicalement pour des partis laïcs, dans des régimes monopolistiques ou pluralistes, cela l’est encore plus pour un parti religieux, islamiste, comme Ennahdha, un parti qui, comme tous les partis islamistes, a toujours confondu l’islam et la politique. Dieu, prédication, politique, vont ensemble. Sous le régime autoritaire, Ennahdha était un parti d’opposition clandestin, voire un parti « révolutionnaire »- la Révolution de Dieu-qui luttait clandestinement contre un pouvoir mécréant au nom de  Dieu, fut-ce par « le glaive » ou le sang. Son entrée au jeu politique dans les années 80, le recours à la démocratie ou l’attachement au pluralisme étaient considérés comme des moyens politiques et stratégiques possibles, permettant de se faire accepter par le pouvoir et par l’opinion et de contourner les obstacles à la réalisation du finalisme divin. Il est vrai qu’Ennahdha s’est faite une réputation d’être un parti islamiste modéré. Un type d’islamisme qui laisse encore sceptique l’opinion laïque, qui s’est interrogée à juste titre après la Révolution, lorsque Ennahdha a accédé au pouvoir, sur sa capacité de conciliation entre la modération nécessaire au jeu politique pluraliste et la radicalité et l’orthodoxie de sa doctrine officielle, fondée encore sur le salafisme : la chariâ, le califat, la Hakimiya, la démocratie comme un sacrilège. D’autant plus que l’exercice du pouvoir d’Ennahdha dans le cadre de la troïka a plutôt été conforme à la réputation non modérée de l’islam politique : violence, agression, assassinats, complaisance avec les salafistes, ligues de protection de la Révolution.


 


Sur un autre plan, depuis la fin de la transition, à partir du processus du Dialogue national et l’achèvement de la Constitution, Ennahdha a commencé à montrer sa volonté de respecter la démocratie et le caractère civil de l’Etat. De sérieux compromis ont été faits par Ennahdha pour sortir de la crise politique, après l’assassinat de Mohamed Brahmi. Il en va ainsi de son retrait du gouvernement, une solution que d’autres partis n’auraient accepté de faire qu’à la suite d’un échec électoral, ou de l’acceptation d’un gouvernement de technocrates, puis après les élections de 2014, de l’entrée dans un gouvernement de coalition aux côtés de Nida Tounès et d’autres partis libéraux, en tant que parti d’appui, pouvant stabiliser la coalition et la transition politique, conformément à l’accord politique bilatéral conclu en été 2013 à Paris entre Essebsi et Ghannouchi.


 


Le leader Ghannouchi ne croit en effet qu’aux rapports de force. C’est un illuminé qui fait la politique de manière professionnelle, au même moment où les autres leaders de parti ne font qu’en parler. Depuis qu’Ennahdha a accédé au pouvoir en 2011, Ghannouchi, au moyen de son double langage, a su manier la carotte et le bâton. Il avance et recule selon les pressions du moment. Un tacticien et un stratège redoutable qui a toujours su où aller, qui abhorre les improvisations politiquement infructueuses. L’alliance avec les partis de centre gauche en 2011 (CPR et Ettakatol) s’imposait à lui, car tous les autres partis représentatifs ont refusé d’en faire partie, alors même que Ghannouchi a tendu la main à tous. Néjib Chebbi et Hamma Hammami ont  refusé d’y adhérer. Nida n’existait pas à ce moment. Ennahdha quitte le gouvernement en fin 2013, sous la pression de l’opposition et de la société civile. Elle a déjà prolongé son séjour à l’ANC. Ghannouchi reconnait son échec au pouvoir et l’amateurisme de ses ministres et militants. Il a beaucoup appris au pouvoir, dit-il.


 


Aujourd’hui, Ennahdha est un partenaire au pouvoir, un second premier au Parlement après la scission de Nida. Dans la transition tunisienne, celui qui gagne une élection perd en effet aussitôt le pouvoir. C’était ainsi en 2011 comme en 2014. La différence, c’est qu’on accepte davantage aujourd’hui Nida atrophié par la scission qu’Ennahdha vainqueur en 2011. Mais Ennahdha s’accroche au partenariat avec Nida au gouvernement, et même au pouvoir, dans l’attente de sa mue. Persuader ses troupes et les autres partis qu’elle n’a pas tout perdu en 2014, qu’elle est toujours là, qu’elle gouverne même, et qu’elle a retenu la leçon. Elle doit changer pour se faire accepter par les Tunisiens, les modernistes surtout. Elle est déjà acceptée sur le plan institutionnel et démocratique. Elle doit l’être maintenant par les modernistes et par les laïcs sceptiques. Le parti a déjà fait le plein de l’électorat islamiste dans les quartiers populaires et dans les régions déshéritées. Vainqueur en 2011 ou perdant en 2014, sociologiquement parlant, Ennahdha n’a pas beaucoup progressé sur le plan électoral. Ses bastions territoriaux au sud du pays et au centre ouest, peu populeux, et dans les quartiers populaires des grandes villes, ne lui assurent pas une majorité confortable. Le Nord et les zones côtières, laïcs et modernistes, sont démographiquement plus porteurs sur le plan électoral.


 


Il est vrai que si Ennahdha gagne les municipales– sans doute l'option la plus probable au vu de la scission des nidéistes – elle pourra avoir une légitimité concurrente à celle de Nida, même si les municipales ne sont pas censées être des élections politiques. Elle aura en sa faveur l'implantation locale et municipale à une époque où les régions sont tout. Elle aura aussi en sa faveur une forme de légitimité de la consultation postérieure (2017) sur la consultation antérieure (2014). Elle sera alors en droit de frapper fort au sein de la coalition gouvernementale, et tentera de s'imposer au grand jour, institutionnellement et politiquement.


 


C’est dire combien la volonté de rupture parait importante pour Ennahdha. La volonté de rupture politique parait claire, puisqu’elle a déjà eu l’occasion de montrer sa volonté pratique de s’insérer dans le processus politique et démocratique depuis le début de la transition. Le parti décide encore lors de ce  dernier Congrès de se « spécialiser » en politique, en bons connaisseurs de la science politique. Car, les partis sont justement considérés comme des médiateurs spécialisés, des professionnels de la politique. Autrefois au XIXe siècle, il y avait des médiateurs « amateurs », ayant des compétences générales, non spécialisées (factions, cliques, camarillas, clientélistes). Ennahdha, elle, était un mouvement spécialisé dans la prédication, formant ses troupes dans les mosquées au moyen du Coran et de la chariâ. Il lui reste maintenant à démontrer sa capacité à se professionnaliser dans la politique pour pouvoir résoudre les problèmes pratiques des gens : économiques, sociaux, éducatifs, culturels et autres.


 


Mais la volonté de rupture doctrinale reste encore à démontrer, à supposer que Ghannouchi réussisse à imposer la voie civile et politique à des « fidèles » formés dans la prédication. Le plus dur n’est pas d’imposer cette voie au Congrès, il l’a déjà fait contre les congressistes sceptiques au moyen du chantage (je nomme le bureau exécutif ou je quitte le parti), mais de l’imposer dans la durée. Ici le parti aura à s’adapter à une nouvelle réalité politique dans les détails. C’est dans la politique de détail qu’on pourra évaluer l’étendue du changement d’Ennahdha sur le plan doctrinal. Est-ce qu’elle va continuer à rejeter la logique démocratique égalitaire entre les hommes et les femmes en matière d’héritage ? Est-ce qu’ils vont accepter l’égalité sur le plan politique et la refuser dans la vie privée ? Est-ce qu’ils vont accepter la liberté pleine et entière des femmes ? Les droits des homosexuels ? L’abolition de la peine de mort ? Ou vont-ils continuer à faire prévaloir la morale communautaire islamique ? Y aura-t-il une différence profonde pour eux entre l’islam comme un dogme, et à l’avenir, l’islam comme référence morale ?


 


Pour imposer sa nouvelle doctrine et sa nouvelle stratégie politique, le machiavélique Ghannouchi aura besoin de gagner les prochaines élections, à commencer par les municipales de 2017, pour convaincre ses troupes que la métamorphose doctrinale et politique du parti était un bon choix : un choix payant.


 


Hatem M’rad

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