Tunisie – La vie politique tunisienne est nomadique

 Tunisie – La vie politique tunisienne est nomadique

Illustration – FETHI BELAID / AFP


Le nomadisme parlementaire est devenu intense et débordant au point qu’il est en train de marquer le système des partis et les comportements politiques. Mais un tel nomadisme ne relève ni du système de la ‘assabiya cher à Ibn Khaldoun, ni du pluralisme authentique.


Le philosophe politique Raymond Aron disait que « la vie politique française est littéraire », parce que les hommes politiques français aiment bien écrire des livres, et inversement, les intellectuels et écrivains français aiment bien faire de la politique et passer de l’autre côté. Comme on peut dire encore, sur ce plan, que la vie politique égyptienne est pharaonique ou martiale, que la vie politique allemande est cérébrale, que la vie politique scandinave est écologique, que la vie politique italienne est éphémère, que la vie politique américaine est communicationnelle.


Mais, la vie politique tunisienne de la transition est, elle, nomadique. Non pas que le nomadisme parlementaire n’existe pas ailleurs, mais ici il est tellement intense et envahissant qu’il est en train de marquer le système des partis et l’histoire de la transition. Cela se confirme et s’amplifie de jour en jour, sans discontinuité, depuis octobre 2011, et notamment ces derniers mois de crise à la tête de l’Exécutif. Il faut dire que la vie politique tunisienne n’est pas « nomadique » dans le sens khaldounien du terme. Le nomadisme d’Ibn Khaldoun est lié au clan, à la ‘assabiya. Mais, la ‘assabiya dont il s’agit dans la politique tunisienne n’est pas la solidarité du groupe, du clan ou du sang, mais la solidarité de la récompense, de la cupidité et de l’ambition du raccourci, sans rapport avec le parcours ou l’expérience du député.


Le nomade parlementaire s’accommode de système de lobbys et de réseaux, mais curieusement pas de systèmes de partis durables, structurés et figés, nuisibles à l’aventure et à la mobilité. On est ostensiblement dans l’impolitique. Le but n’est pas toujours politique pour ce nomade. On le sait, l’homme politique poursuit d’ordinaire des objectifs politiques et des fins conformes à ses convictions, quelle que soit la mesure de son ambition. Il emploie alors en vue de poursuivre ces fins politiques des moyens rationnels. Il se défait rarement de son identité politique, même s’il rencontre des obstacles l’y écartant en cours de route. Mais il revient aussitôt à ses repères, à son identité. Le nomade sociologique ne perd pas, lui, son identité ou son âme en suivant son clan d’un territoire à un autre, le nomade parlementaire tunisien s’accommode, lui, d’identités multiples et contradictoires dans ses périples nomadiques. Son âme est éphémère, sa ‘assabiya est lâche, ses convictions sont nébuleuses, sa récompense est instantanée.


Certains paradoxes sont ahurissants. La Tunisie est un pays homogène ethniquement parlant, politiquement libéral, réformiste et moderniste, pourtant les députés jouent au nomadisme de l’âge tribal. Alors que la Libye est un pays sociologiquement et politiquement tribal, et pourtant on ne trouve pas de nomadisme politique. Les députés et les hommes politiques libyens sont, plutôt qu’à leurs partis, farouchement attachés à leurs tribus et clans. Ils ne s’y éloignent pas. De même, le député américain a quelque chose de nomade dans un pays de mobilité extrême, sur le plan privé et professionnel. Mais la mobilité politique américaine, notamment à la Chambre des Représentants, relève d’un autre esprit. Elle est fondée sur l’indiscipline partisane et la souplesse de vote au sein de l’assemblée, dans un pays qui n’est pas aussi fracturé sur le plan idéologique et politique que le Vieux continent. Aux Etats-Unis prévaut en effet un consensus sur l’idéologie libérale et sur le mode de vie, The American Way of Life. Idéologie juste nuancée par deux partis différents, mais proches. C’est pourquoi chez eux, le républicain vote souvent démocrate et le démocrate peut voter républicain.


Le nomadisme politique, il est vrai, n’est pas propre à la Tunisie, même s’il est devenu une pratique courante dans ce pays. En Bulgarie, après l’effondrement du système de parti unique en 1990, et jusqu’à l’amendement du règlement intérieur du parlement en 2009, le nomadisme était courant. Depuis cette date, les députés qui abandonnent leurs groupes parlementaires ne peuvent plus intégrer un autre groupe, ni en constituer un autre. Ils sont contraints de siéger alors comme députés indépendants. En Grèce, on relève depuis 2010, 22 cas de députés nomades qui ont rejoint de nouveaux partis. En Roumanie, durant le mandat 2008-2012, 18,9% des parlementaires ont été au cours de leur carrière membres de différents partis. Ces cas de transhumance sont plus limités en France, en Italie et d’autres démocraties enracinées. Il est bien évident que si le règlement de l’Assemblée tunisienne pouvait interdire la transhumance partisane ou de groupe, ces cas pourraient ne plus se présenter et on aurait circonscrit le phénomène. Ces règlements peuvent en effet l’encourager ou l’interdire.


En Tunisie, la chute du régime de Ben Ali a été à l’origine d’une véritable explosion du paysage politique. Le RCD dissout, beaucoup de nouveaux partis sans repères, sans convictions politiques ont émergé dans un champ politique désormais éclaté et mouvant. Le système partisan lui-même est devenu flou. L’incohérence et l’incertitude de la transition ont fait le reste en faisant apparaître de nouveaux phénomènes politiques, comme la transhumance politique, à l’ANC, puis à l’ARP.


Aujourd’hui, le nomade parlementaire suit Hafedh Caïd Essebsi ou Slim Riahi, Moncef Marzouki, Mohsen Marzouk ou Youssef Chahed, ou passe de l’un à l’autre ou d’un parti à un sans parti et vice-versa, moins pour inculture politique, pour incompatibilité d’humeur avec son chef de groupe ou incohérence politique de son parti, que pour retrouver la protection ou la solidarité d’un nouveau groupe avec lequel il partage beaucoup d’avantages et d’intérêts immédiats, même s’il n’entre pas forcément en communion avec ses idées politiques. Il n’ignore pas que les mandats politiques sont éphémères. Le nomade parlementaire ne cherche pas un parti politique, mais un groupe de refuge. Il constate que la solidarité à l’intérieur de son parti d’origine s’est évaporée, les pressions de l’extérieur gagnent en intensité, et il en tire les conclusions nécessaires : chercher une autre protection et solidarité de groupe, comme on cherche une famille quand on n’en a pas.


Même Al Aridha Echaâbia, qui a gagné plusieurs sièges en 2011 et qui était initialement une véritable ‘assabiya, composée de membres, tous originaires d’une même tribu d’une même région, de Sidi Bouzid, réunis autour d’un leader richissime vivant à l’étranger, Hachemi El Hamdi, issu lui-même de la tribu, a vu par la suite beaucoup de ses membres se désolidariser du groupe et de son chef. Ils ont éprouvé, eux aussi, le besoin de « se nomadiser », en se dispersant dans d’autres partis à l’ANC ou en en créant d’autres. Ils étaient d’ailleurs des nomades pionniers de la transition, ceux qui ont balisé la route aux autres.


Cela ne nous empêche pas de dire que l’homme politique nomade en Tunisie relève aussi par certains côtés de la ‘assabiya khaldounienne, en ce sens où l’individu nomade suit sa tribu et ses proches en lesquels il trouve protection et soutien. La tribu et la famille lui allègent le fardeau de la vie pour ses ressources, sa subsistance, sa santé ou sa sécurité, de l’enfance à la vieillesse. Et c’est le cas. Le chef qui a soumis les différents clans, qui s’est imposé par son autorité, se doit d’assurer la protection à l’ensemble du clan et du groupe. Cela raffermit le groupe, facilite l’obéissance et préserve l’orgueil de son pouvoir. C’est pourquoi d’ailleurs chez Ibn Khaldoun, on ne peut obtenir le pouvoir dans le monde arabo-musulman qu’en s’appuyant sur le groupe, la tribu et l’esprit de corps (‘assabiya).


Justement, les groupes ou partis dont le chef n’a plus beaucoup de pouvoir, parce que ses députés l’abandonnent ou parce que le groupe parlementaire qui lui est rattaché se dépeuple, part instantanément à la chasse d’autres députés de renfort. La force de persuasion du chef, face aux députés nomades, est à la mesure de la force de l’appât ou de l’étendue de la récompense qu’il peut offrir en échange. On ne le suit pas seulement pour se venger de son chef de parti qui prend ses décisions seul pour satisfaire sa propre ambition, on le suit aussi parce qu’on a la certitude de la gratification, surtout que l’adhésion du nomade va elle-même renforcer la puissance du chef politique, qu’il soit au pouvoir ou à l’opposition, et du coup sa force de négociation. Le nouveau chef achète ainsi sa force prochaine par la faiblesse du nomade devenu inutile dans son propre parti.


En définitive, tout le monde trouve son compte dans cet insoutenable pluralisme. Un monde où pullulement signifie pluralisme, où c’est le pluralisme qui doit s’adapter au nomade, pas le nomade au pluralisme, où la politique devient une suite de reniements intempestifs et non d’adhésions. La vie politique tunisienne est bien nomadique.


 


 

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