Saïd Taghmaoui : “Depuis ‘La Haine’, rien n’a changé dans les banlieues”

 Saïd Taghmaoui : “Depuis ‘La Haine’, rien n’a changé dans les banlieues”

L’acteur franco-marocain Saïd Taghmaoui. Photographie de Fred Zara / Gooming Junior Queiros / Stylisme Emenegildos Zegna / Studio Sala.

Saïd Taghmaoui, l’acteur franco-marocain (naturalisé américain depuis 2008) découvert dans ‘La Haine’ de Mathieu Kassovitz a fait un beau chemin depuis, notamment outre Atlantique. Présent au festival de Cannes, l’acteur garde son franc-parler et nous l’avait prouvé lors d’une interview accordée à l’occasion de la sortie de son autobiographie, ‘De la haine à Hollywood’.

Propos recueillis par Karima Peyronie

 

Dans “De la Haine à Hollywood”, vous avez pris le parti de tout dire, sans faux-semblant. Comment cet ouvrage s’est-il imposé à vous ?

Saïd Taghmaoui :“Depuis ‘La Haine’, rien n’a changé dans les banlieues”
DE LA HAINE À HOLLYWOOD, de Saïd Taghmaoui, éd. Cherche Midi (mai 2021), 208 p., 18 €.

J’ai mis quatre ans et demi pour l’écrire. Ce n’est pas une vérité, ce n’est pas noir ou blanc, c’est un livre fait de nuances. C’est surtout le fruit de quatre années de remises en question, à épurer ce que j’avais à dire, à le consigner dans quelques pages tout en ayant le souci d’un style littéraire, moi le féru de littérature.

A l’aube de mes 50 ans, j’arrive à l’âge de la maturité, il y a des choses qui s’imposent dans l’ordre du temps. C’était le moment de me délester de tout ce poids, de mourir pour renaître. Un peu comme une montgolfière, il de­ venait nécessaire de lâcher quelques lourdeurs pour m’élever à nouveau très haut…

En quoi votre histoire résonne-t-elle avec celle de ceux qui la lisent ?

L’écriture est un dépouillement. A chaque fois que j’ai pris la plume, j’y ai laissé un bout de ma chair, et cela s’est même soldé en dépression. Mais le chemin de la vérité est nécessaire pour moi. Enfant, j’étais un hyper­ actif incompris. Comme beaucoup de mes semblables (enfants de l’immigration, ndlr), j’oscillais entre mes dé­ sirs, la projection que la France avait de moi et ma culture d’origine. Ces silences qui s’installent avec les parents créent inexorablement des carences plus tard, qui peuvent devenir des vraies zones de repli si on n’en parle pas ouvertement. Ce livre participe à libérer la parole.

Je reçois énormément de messages de per­ sonnes qui se reconnaissent dans mes mots. C’est puissant. L’impact que cet ouvrage laisse dans le cœur des gens va bien au-delà d’une simple distraction. Il y a comme un effet miroir de toutes ces frustrations.

Il y a de la colère dans ces frustrations ?

La France n’a pas été clémente avec nous. Elle nous rejette et nous embrasse quand et comme elle le veut. On vit entre deux identités, ce qui, au lieu d’être une richesse, devient un handicap. Quand on se connaît, on est puissant. Quand on s’accepte, on est invincible. C’est tout ce travail d’acceptation qui est long pour conjuguer les deux. Après La Haine, mon talent a été salué, mais pour perdurer, il aurait fallu courber l’échine et se soumettre aux fantasmes que mon profil générait.

C’est un vrai problème sociétal : à chaque fois qu’on a tendu la main à la France pour essayer de réparer son passé colonial, elle a manqué son rendez-vous. Comme une espèce de nostalgie postcoloniale de 300 ans d’histoire. Mais qui a décidé de lier notre destin à la France ? De piller les richesses de l’Afrique ? Je suis le fruit de cette histoire, comme tant d’autres. Alors, comment concilier tout ça et le transformer en force ?

C’est important pour vous de prendre la parole si ouvertement sur ces sujets sensibles ?

Saïd Taghmaoui :“Depuis ‘La Haine’, rien n’a changé dans les banlieues”
La haine (1995), film franco-américain de Mathieu Kassovitz, avec Saïd Taghmaoui, Vincent Cassel et Hubert Kounde. Les Productions Lazennec / Le St / Collection ChristopheL via AFP

Je ne cherche pas à faire de la politique, mais seule­ ment me diriger vers la vérité. Tant mieux si ça trouve un écho. Les évolutions sont lentes. Pourquoi un film comme La Haine, sorti en 1995, est-il encore aussi puissant aujourd’hui ? Rien n’a changé dans les banlieues à part un petit ravalement ou l’installation d’une table de ping­pong !

En tant que citoyen et comédien, il est grand temps de pointer du doigt les failles, d’arrêter de faire semblant que tout va bien. Alors, bien sûr, ce n’est pas sans risque, car la France n’aime pas lorsqu’on sort de ce cadre. J’en ai payé les pots cassés. La majorité des artistes se murent dans le silence par crainte de perdre des contrats. Moi, mon parcours parle de lui-même.

J’en suis à mon 73e film, j’ai passé ma vie à travailler et à étudier, et la seule chose que je sais, c’est … que je ne sais pas. Et grâce à Dieu, je fais une carrière internationale. J’ai tellement bossé que je n’ai peur de personne à part de moi-même, de ma force, de ma vérité contre l’entreprise d’abêtissement collectif. Aujourd’hui, les gens ont perdu leur curiosité, ils restent en surface. Ils veulent nager sans se mouiller.

Pourquoi revenez-vous en France ?

Une partie de ma vie est ici : ma famille, mes amis, mes projets. C’est la France qui me compose, je m’ex­prime en français et les auteurs et philosophes qui m’ont éveillé sont français. Le public continue à me suivre ici (Saïd Taghmaoui a récemment tourné dans la saison 2 de Validé, la première série sur le rap français coproduite par Canal+, ndlr). Je véhicule une image de “grand frère”. Alors, bien sûr, j’aimerais davantage travailler dans l’Hexagone, mais ce n’est plus une fin en soi…

Vous avez été à l’affiche de grands films américains. Le prochain, “The Forgiven”, avec Jessica Chastain et Ralph Finnes, sera même présent aux Oscars. Quelle est votre plus grande satisfaction ?

C’est quand je rentre chez moi, à Beverly Hills, et que je me souviens d’où je viens. Ce n’est pas un Graal ce confort, mais une ascension progressive durant laquelle personne ne m’a fait de cadeau. Certains pensent que c’est “bling­bling”, mais moi j’y vois des heures de travail et de sacrifices.

Il y a aussi la fierté que je lis dans le regard de mes parents qui sont heureux pour moi, même si la célébrité leur échappe totalement. Ou celle que j’éprouve quand je croise un jeune garçon admiratif et que je lui dis : “Maintenant, c’est à ton tour de devenir!” Mais la chose qui me nourrit le plus et qui donne un sens à tout, c’est mon engagement au Maroc auprès de l’orphelinat Darna dont je suis le parrain et l’ambassadeur.

Saïd Taghmaoui, parlez-nous de cette partie méconnue de vous …

(Emu, il sort son téléphone portable et montre des vidéos de jeunes orphelins qui le remercient.) Vous voyez ça, ça n’a pas de prix. Je n’ai pas d’enfant biologique mais j’en ai 56 en réalité. Je suis si heureux quand je me rends là­-bas, pour organiser des ateliers ou des événements ! Je m’abreuve de leur sourire, de leur innocence. Je fais pour eux ce que j’aurais aimé qu’on fasse pour moi. A mon niveau, je veille à les mettre à l’abri du besoin. Je monte des cagnottes, je suis des projets… Je profite de cette interview pour faire appel à toutes les bonnes âmes : on a besoin de tout, tout le temps, du nourrisson à l’adolescent.

J’ai compris que c’était sûrement la meilleure définition du bonheur : rendre quelqu’un d’autre heureux sans attendre en retour. Je rêve de finir ma vie au Maroc, dans un endroit en paix, en communion avec la nature, loin du bruit, de la pollution, de la politique… et dans le partage et la transmission.

Le film Harka présenté par la section Un Certain Regard au Festival de Cannes

 

La rédaction