Tunisie. La TV nationale accusée de « propagande alimentaire »

 Tunisie. La TV nationale accusée de « propagande alimentaire »

Alors que les pénuries alimentaires perdurent, notamment celle du lait demi-écrémé, le journal télévisé de la télévision d’Etat a opportunément choisi ce timing pour distiller des messages de sensibilisation aux supposés méfaits du lait pour la santé des adultes.

 

« La quête des Tunisiens à la recherche du lait demi-écrémé, ce lait le plus consommé sur le plan national, est une quête perpétuelle avec ses difficultés et ses lassantes contraintes, en l’absence sur le marché de près de 40% de leur consommation des produits laitiers… Pourtant, médecins et spécialistes assurent que ces produits ne sont d’aucun bénéfice sanitaire pour l’adulte, voire qu’elles sont la cause de diverses maladies ». C’est par ces affirmations que s’est ouvert lundi soir le bulletin des informations de 20h00 de la TV nationale du secteur public « Wataniya 1 ».

Si la pénurie en question ne date pas d’aujourd’hui en Tunisie, elle est exacerbée depuis plusieurs mois par un ensemble complexe de facteurs. Dès 2019, le pays enregistrait une baisse de 25% du cheptel de vaches laitières ainsi qu’un recul de 20% de la production nationale, selon le Syndicat des agriculteurs de Tunisie. Le lait demi-écrémé étant en partie subventionné par l’Etat, les demandes des agriculteurs sont, depuis, une augmentation du prix d’achat du litre de lait frais, des subventions sur les fourrages et la mise en place d’une politique d’importation des génisses.

En décembre 2022, on apprenait via la centrale patronale UTAP que le stock stratégique du lait était épuisé, et que le cheptel bovin était désormais cédé à bas prix localement, quand il n’est pas vendu au mieux offrant à l’Algérie voisine. La même source annonçait alors que la production a baissé de 55% par rapport à l’an dernier. Résultat : un déficit de production de 600 mille litres par jour, soit 1,1 million de litres, contre une consommation comprise entre 1,8 et 2 millions de litres par jour.

Aujourd’hui le lait est disponible dans la plupart des cafés, les restaurants et les hôtels, mais rarement dans les espaces commerciaux et chez les détaillants qui privilégient par conséquent leurs clients réguliers et les familles avec bébés et enfants en bas âge.

Autre facette du problème : les dérivés du lait sont disponibles car ils garantissent une marge bénéficiaire importante pour les propriétaires d’unités de transformation. Or, les arriérés dus par l’Etat au profit des unités de transformation du lait dépassent 170 millions de dinars, au titre de 14 mois entiers, ce qui explique à son tour la baisse de la production du lait demi-écrémé.

 

L’entêtement de la présidence de la République

Dans la nuit de mardi à mercredi 11 janvier, le président Kais Saïed s’est une fois de plus livré à son exercice de communication favori : la visite d’un café populaire, cette fois dans le centre-ville de Tunis. C’est là que face au gérant de la cafette, vraisemblablement briefé, il s’est livré à une conversation mise en scène et redondante. Saïed y reprend quasiment mot pour mot les propos conspirationnistes qu’il avait tenu la nuit du réveillon : « Tous les produits sont disponibles, mais ces gens là se nourrissent des crises… Ils provoquent sciemment les crises les unes après les autres de sorte de créer des tensions… Durant toute ma vie jamais le sucre, ni le café, ni le lait n’ont disparu des étales, alors pourquoi précisément aujourd’hui ? ».

Un « ils » invariablement indéfini, et des propos simplistes qu’il lie immédiatement dans la phrase qui suit à ses opposants politiques : « Je sors la nuit pour ne pas faire comme ceux qui sortent de jour, devant le théâtre municipal ». Une allusion aux manifestations organisées par l’opposition qui rassemble régulièrement quelques centaines de personnes Avenue Bourguiba. Quel est le rapport entre cette opposition pacifique et les pénuries alimentaires ? Seule la rhétorique énigmatique du président Kais Saïed en détient le secret.

 

Ce sont ces mêmes raccourcis syllogistiques qui sont repris à l’identique par la présentatrice du JT de la TV nationale, Samia Ben Hassine, interrogée par sa consœur d’une radio privée sur ses sources. L’intéressée persiste et signe s’agissant des effets néfastes du lait sur la santé des adultes, puis se lance dans une tirade sur le rôle des journalistes dans la sensibilisation, et en l’occurrence dans le debunking des raisons derrière le paradoxe à ses yeux de la disponibilité des dérivés du lait et de la pénurie du lait demi-écrémé.

Au sein de la communauté scientifique, la question est tranchée : certes il est possible que la production de lactase, l’enzyme nécessaire à la digestion du lait, diminue avec l’âge, rendant la digestion du lait laborieuse. Toutefois, aucune donnée scientifique ne permet d’affirmer qu’un adulte ne devrait pas boire de lait.

Amusés par la ficelle grossière, certains internautes tunisiens ont fait le rapprochement avec la propagande de certains médias pro pouvoir d’Al-Sissi, qui vantent les vertus alimentaires des restes osseux des volailles, dans un pays asphyxié par la crise économique. Tandis que d’autres considèrent que si les conseils du journal télévisé sont relativement fondés, ils sont inaudibles en ce timing précis qui les rend suspects et orientés.

Fin juillet 2021, quatre jours à peine après son coup de force constitutionnel, le président Kais Saïed avait démis de ses fonctions le PDG de l’établissement de la télévision d’État, Mohamed Lassaad Dahech. Pour lui succéder, Awatef Dali fut depuis nommée par Carthage, chargée de diriger « provisoirement » la télévision nationale.

Seif Soudani