Attentat d’Ankara : l’État turc coupable ?

 Attentat d’Ankara : l’État turc coupable ?

Le principal parti prokurde de Turquie accuse le gouvernement d’être derrière le sanglant attentat du 10 octobre. Une hypothèse pas si farfelue selon un chercheur de l’IRIS.


Le double attentat suicide perpétré samedi à Ankara, qui a fait au moins 95 morts, n'a toujours pas été revendiqué dimanche, mais le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu rapidement pointé les jihadistes, les indépendantistes kurdes et l’extrême gauche comme principaux suspects. D’autres accusent des cellules de l’appareil d’État d’être responsables de l’attentat le plus meurtrier de l’histoire du pays.


 


3 suspects non convaincants


Le mode opératoire, un ou plusieurs kamikazes qui se font exploser au milieu d'une foule, et la cible, des militants de la cause kurde, peuvent faire penser à une action de l’État islamique. C’est une attaque similaire qui avait visé la ville de Suruç, à la frontière syrienne, faisant 33 morts parmi les militants kurdes le 20 juillet. L'opération a alors été présentée comme une revanche après leur défaite face aux milices kurdes dans la bataille de Kobané (Syrie).


La rébellion kurde a rendu Ankara responsable de l'attaque de Suruç et, en riposte, repris ses attentats meurtriers contre les soldats et policiers. Ces opérations et les représailles militaires turques qu'elles ont suscitées ont fait voler en éclat le cessez-le-feu qui tenait depuis plus de deux ans entre les deux parties. Dès dimanche, les médias favorables au régime ont voulu voir dans l'attaque d'Ankara la main du PKK. La cible visée, des militants proches de leur cause, paraît toutefois peu crédible. D'autant que le PKK a déclaré samedi la suspension de ses activités jusqu'aux élections du 1er novembre, sauf en cas de légitime défense.


Quant au Front révolutionnaire de libération du peuple, cité par le premier ministre, il a certes déjà recouru à des kamikazes pour ses attaques, mais il vise en priorité des symboles du capitalisme ou de l'État turcs, ainsi que des intérêts étrangers. De plus, il n'a jamais visé de foules.


 


L’État coupable ?


À ces trois suspects, le principal parti prokurde de Turquie, le Parti démocratique des peuples (HDP) en a ajouté un quatrième : le gouvernement lui-même. Le chef de file du HDP Selahattin Demirtas a mis en cause dès samedi un « État mafia » et « un État dont la mentalité le pousse à agir comme un tueur en série ». Le gouvernement, dominé par les islamistes de l’AKP, a balayé d'un revers de main les allégations du parti prokurde, mais l’hypothèse n’est pas si farfelue selon Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).


Le chercheur, qui écarte les trois hypothèses avancées par le gouvernement, évoque l'hypothèse de « cellules clandestines » cachées dans « les rouages de l'appareil d'État, notamment au sein de l'armée, mais aussi de la police, et dont on sait qu'il a pu commettre des attentats, des opérations de déstabilisation, (…) de façon à tenter de ressouder les rangs autour du pouvoir en place ». « Je n'ai évidemment aucun élément de preuve tangible, mais il y aurait une logique politique », ajoute M. Billion.


Selon lui, d’autres attentats sont possibles en raison de la situation politique « très préoccupante », avec notamment « des scènes de guerre civile, des affrontements très violents » dans l’est et le sud-est de la Turquie, mettant en scène la plupart du temps des jeunes proches des indépendantistes kurdes. Or, « le président de la République, M. Erdogan, ne cesse d'utiliser (…) la stratégie de la tension, c'est-à-dire qu'il essaie de polariser les positions politiques en Turquie ».


Son objectif est d’attirer dans son giron « l’électorat nationaliste pour ces prochaines élections », analyse le chercheur. Un électorat qui pourrait passer outre son aversion pour les islamistes au pouvoir par peur de voir la Turquie fragilisée par la rébellion kurde et les menaces à ses frontières, notamment syriennes et russes. Compte tenu des tensions dans le pays, l’annulation ou le report des élections est d’ailleurs « une possibilité qu'on ne peut pas exclure », conclut M. Billion.


Rached Cherif


(Avec AFP)

Rached Cherif