1984 : tous les concepts de George Orwell restent pertinents en 2020

 1984 : tous les concepts de George Orwell restent pertinents en 2020

Du ministère de la Vérité au ministère de la Paix, du ministère de l’Amour aux Deux Minutes de la Haine, du novlangue à la Police de la Pensée, les concepts de « 1984 » restent pertinents, plus de 70 ans après la rédaction du roman de George Orwell. À échelles différentes, à plus ou moins fortes raisons, à stratégies évidentes ou insidieuses, la conjoncture mondiale actuelle n’est pas sans lien avec le chef-d’oeuvre de l’auteur britannique. Ouïghours, GAFA, médias, CIA, fichage des citoyens, fake news, lois liberticides… Ce n’est sans surprise que la figure de Big Brother soit restée en usage dans la culture populaire. 

C’est à l’aube de la Guerre Froide, en 1948, que George Orwell écrivait son roman dystopique et d’anticipation. Nous sommes à Londres (en Océania), en 1984. Le monde est divisé en trois grandes aires géopolitiques, continuellement en guerre : l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia. Chacun de ces trois blocs est dirigé par un parti totalitaire, auquel est assujetti le peuple. La liberté d’expression n’existe plus, tout comme les libertés individuelles. Les pensées sont minutieusement contrôlées, toute réflexion est réprimée. La population est sujette à une propagande extrême, vouée au culte de Big Brother, le chef du Parti. La société est en permanence surveillée, que ce soit dans la sphère publique ou dans la sphère privée. L’Etat policier est de mise, et de toutes parts, « Big Brother is watching you ». 

Si 1984 est fortement inspiré du stalinisme et fut écrit en réaction aux régimes communistes naissants des années 1950, l’oeuvre de George Orwell est plus universel et nous met en garde contre toute dérive totalitaire de quelque régime qu’il soit, sévissant à quelque époque qu’elle soit. Tout au long de son roman, l’auteur politiquement engagé s’évertue à nous décrire le genre de société qui pourrait survenir si ce type de pratiques devenaient la norme. À la lecture de l’oeuvre d’Orwell, on ne peut s’empêcher de le mettre en parallèle avec notre conjoncture mondiale actuelle, dans laquelle un modèle de gouvernance liberticide se profile. 

Police de la Pensée et lois liberticides

Winston Smith, 39 ans, personnage principal de 1984, se distingue de la masse : il n’arrive pas à adhérer aux mensonges du Parti et ne peut s’empêcher de s’adonner à des pensées « non orthodoxes ». Terrorisé par la Police de la Pensée, organisation répressive rattachée au ministère de l’Amour qui veille sur le respect de la loi et de l’ordre, il est contraint de dissimuler ses opinions subversives à ses collègues de travail.

Si dans les pays dictatoriaux ou autoritaires le modèle gouvernemental est clairement défini et les lignes rouges à ne pas outrepasser sont bien délimitées sous peine de se retrouver derrière les barreaux, même les démocraties avancées socialement comportent des dérives, notamment à l’égard des libertés. Un exemple récent a fait élever des voix en France : le décret du 20 février 2020 qui autorise les gendarmes à saisir des données ethniques, religieuses ou politiques via l’application « GendNotes », si elles sont « strictement nécessaires ». Des inquiétudes se sont faites sentir à propos d’éventuels fichages de précaution (« au cas où »), ou encore du côté des destinataires de ces informations. Car parmi les personnes pouvant avoir accès à ces informations sensibles, il y a les militaires de la gendarmerie nationale et les autorités judiciaires, mais aussi les autorités administratives, comme le préfet et le maire. Une absence de délimitation des cibles qui a été perçue comme éventuellement dangereuse. 

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Ce sont des régressions en matière de protection des libertés individuelles en France que dénoncent les défenseurs des droits de l’Homme. Plusieurs lois et mesures jugées liberticides se succèdent depuis quelques années. En novembre 2017 avait été adoptée la loi antiterroriste qui a intégré dans le droit commun les principales mesures d’exception décrétées lors de l’état d’urgence, instauré suite aux attentats de novembre 2015. En a découlé l’extension des prérogatives des forces publiques, avec notamment l’assouplissement des règles de perquisitions par la police, celles des assignations à résidence, ou encore la possibilité de fermer des lieux de culte sans feu vert judiciaire. Si la lutte contre le terrorisme doit être de mise, cette loi peut comporter des dérives et aboutir à des usages abusifs. Les dissolutions récentes et express d’associations décrétées par le gouvernement sans enquête judiciaire ont été dénoncées notamment par la Ligue des droits de l’Homme, qui déplore que l’exécutif s’engage sur la voie du délit d’opinion et s’inquiète de cette atteinte à l’Etat de droit.

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Dans son ouvrage Répression, l’Etat face aux contestations politiques, Vanessa Codaccioni donne à comprendre les logiques coercitives et punitives de l’Etat face à l’engagement politique des citoyens français. Pour elle, la machine répressive (policiers, magistrats, militaires et préfets) « vise à concrétiser l’illégalisation de ce qui n’était auparavant pas punissable voire de ce qui était protégé par un ensemble de droits ». Un exemple tout récent serait le très controversé article 24 de la loi sur la « sécurité globale », ou encore la loi sur le « séparatisme » qui prévoit notamment de nouvelles infractions pour lutter contre la haine en ligne et élargi les pouvoirs de contrôle et de dissolution d’associations radicalisées conférés aux préfets. Des délits qui peuvent être empreints de trop de subjectivité.

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Société de surveillance et progrès technologique

Chez Orwell, le peuple est épié par le biais du « télécran » placé dans chaque foyer, qui est en capacité de voir et entendre chaque citoyen, chez lui, partout, comme bon lui semble. Chez nous, nos communications internet ou téléphoniques peuvent également être espionnées, notre liberté d’expression peut également être mis à mal par de nouveaux projets de lois qui entendent aller à la chasse aux commentaires sur les réseaux sociaux, etc. Par ailleurs, de plus en plus de pays à travers le monde utilisent caméras, drones ou autre technologie pour surveiller les populations, sous couvert de la préservation de notre sécurité. Cela nous renvoie au dispositif de surveillance massif qu’a déployé l’Etat chinois à l’égard des Ouïghours (en plus des crimes qu’il perpètre dans le programme d’enfermement de cette population turcophone et musulmane). Au Xinjiang, les mouvements de plus de 2,5 millions d’individus sont surveillés, analysés et recensés quotidiennement grâce à la technologie de reconnaissance faciale.

Un autre type de surveillance sont les Big tech, les GAFA, qui exploitent sans limite nos données personnelles, menaçant par là-même nos démocraties. Le modèle économique basé sur la surveillance, instauré par Facebook et Google, menace notre vie privée et est incompatible avec pléthore d’autres droits, comme celui de l’opinion, de l’expression, de non-discrimination ou même du libre arbitre. Pour celui-ci, des algorithmes sont créés pour nous en priver et nous proposer les leurs.

Les dérives que peut comporter le progrès technologique sont effrayants, autant que l’idée d’un Big Brother en gestation. Des garde-fous doivent nécessairement être établis.

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Novlangue, double-pensée et manipulation de masse

George Orwell invente dans 1984 le « novlangue », la langue officielle d’Océania instaurée par le Parti. C’est l’une des méthodes de l’Etat pour renforcer son pouvoir, mieux contrôler les esprits et taire toute critique, en appauvrissant la langue : « Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os », explique un personnage chargé d’écrire la onzième édition du dictionnaire novlangue.

Le principe est que plus on diminue le nombre de mots, plus on diminue le nombre de concepts, et moins les gens sont capables de réfléchir. Ils deviennent alors plus facilement manipulables par les médias de masse. Le novlangue fabrique un autre concept : la « double-pensée », qui signifie « Contrôle de la Réalité ». Cette stratégie permet d’accepter simultanément deux idées contradictoires, et à la longue, ces oppositions deviennent analogues. Ainsi, les trois slogans du Parti sont les dignes héritiers de la double-pensée : « La guerre, c’est la paix », « La liberté, c’est l’esclavage », « L’ignorance, c’est la force ». Dans le même sens, le ministère de la Paix fait la guerre, le ministère de la Vérité profère des mensonges, le ministère de l’Amour s’adonne à la torture, et le ministère de l’Abondance créer la famine. Dans la même optique, le mot « canelangue » est dégradant lorsqu’il est utilisé à l’encontre d’un opposant, et flatteur à l’adresse d’un partisan. Ainsi, toute critique est discréditée. Novlangue et double-pensée sont utilisées comme armes de manipulation massive face auxquels on ne voit plus de contradiction dans les idées, en vue d’aboutir, à la longue, au phénomène de la pensée unique. Phénomène qui se profile aujourd’hui. 

D’un côté, la concentration des médias internationaux entre les mains d’une poignée de personnes véhiculant une histoire unique nous fait déjà questionner la véracité de ce qui est dit. De l’autre, si certains remettent en cause ces données, la banderole complotiste est rapidement érigée. Or, qu’est ce que le complotisme (entre autres), à part livrer une autre histoire que celle répandue ? 

En 1988, Noam Chomsky et Edward S. Herman publiait leur essai sur l’industrie médiatique aux Etats-Unis : « La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie ». Les deux auteurs nous livraient déjà les prémices d’une manipulation de masse en élaborant un « modèle de propagande » pour saisir la façon dont « les médias constituent un système qui sert à communiquer des messages et des symboles à la population ». Selon Chomsky et Herman, ce modèle de propagande s’exerce à travers cinq filtres : la dimension économique du média, le poids de la publicité, le poids des sources officielles, les pressions de diverses organisations ou individus sur les lignes éditoriales, et enfin, le filtre idéologique de la société (exemple : la guerre contre le terrorisme). L’histoire a notamment retenu le nom d’Edward Bernays, neveu de Freud, qui était un publicitaire austro-américain du XXème siècle, considéré comme le père de la propagande moderne. Il a été l’un des premiers à industrialiser la psychologie du subconscient pour « persuader » l’opinion publique malgré elle. 

Petite anecdote à relever : plus de 20.000 mensonges proférés par Donald Trump durant son mandat ont été recensés par les médias américains. Pourtant, près de 75 millions d’américains ont voté pour lui.

Ministère de la Vérité et mensonges d’Etat

Le personnage d’Orwell, Winston Smith, travaille pour le Parti au ministère de la Vérité qui s’occupe des divertissements, de l’information, de l’éducation et des beaux-arts. Plus spécifiquement, il était employé dans la sous-section du Commissariat aux Archives. Là, il y est chargé de réécrire l’histoire et de propager le mensonge. Le passé est modifié, remanié, rectifié, pour toujours coller à l’histoire du Parti et aller dans le même sens que lui. Le tube dans lequel les informations passées sont à jetées pour être oubliées s’appelle « trou de mémoire ». « Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé ». 

Cela fait penser à l’essai de la journaliste Naomi Klein, publié en 2007 et intitulé « La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre ». Son livre fait référence aux expériences de lavage de cerveau du psychiatre américain Donald Ewen Cameron des années 50, et qui ont été secrètement financées par la CIA dans le cadre du projet Artichoke, puis du projet MK-Ultra, pour développer les techniques de manipulation mentale. Les travaux du docteur Cameron consistaient à diriger la psyché en déprogrammant le sujet à coups d’électrochocs pour effacer sa mémoire, et lui disséminer des informations ou idéologies répétées en boucle via un magnétophone. La question est légitime : mais pour quelles raisons ces expériences ?

Les mensonges d’Etat sont nombreux et connus de la plupart. Dans son livre « Gouverner par les Fakes News » paru en juin 2020, Jacques Baud, ex-analyste stratégique suisse spécialiste du renseignement et du terrorisme nous révèle comment les fakes news des dernières décennies ont façonné le monde. Baud explique que la guerre d’Irak, basée sur le fait que le pays détiendrait des armes de destruction massive, n’était qu’un prétexte à l’attaque car la CIA avait avisé le président Bush qu’il n’en détenait pas.

Pour cet ex-agent, les actes terroristes en France ne s’agissent pas d’une invasion politique islamiste mais avance l’idée que le terrorisme frappe la France non pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle fait. Jacques Baud affirme que la stratégie des terroristes est d’amener les populations attaquées à se retourner contre leurs dirigeants afin qu’ils arrêtent les massacres des populations musulmanes dans lesquels ils sont impliqués (Irak, Afghanistan, Libye, Syrie, etc).

Comme dans 1984, pour attirer la sympathie de la population et son besoin de protection, la fabrication d’un ennemi est une stratégie clé. Dans le roman, « Deux Minutes de la Haine » sont quotidiennement projetées aux employés du Parti, durant lesquelles l’Ennemi du Peuple Goldstein est mis en scène sous une lumière disgracieuse et est outrageusement humilié. On apprendra qu’il n’était qu’une création du Parti.

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La politique a été jalonnée par tellement de mensonges qu’aujourd’hui, il n’est pas étonnant que le complotisme batte son plein. À l’heure d’une crise sanitaire mondiale, les populations n’arrivent plus à distinguer la vérité du mensonge. Les gens ont perdu tout repère, toute confiance, et viennent remettre en cause jusqu’aux annonces officielles. Tout simplement car la crédibilité des institutions officielles et représentatives des populations n’a pas toujours été de mise.

Malika El Kettani