Abduweli Ayup : « Les Ouïgours subissent un lavage de cerveau »

 Abduweli Ayup : « Les Ouïgours subissent un lavage de cerveau »

crédit photo : Sadak Souici


Le linguiste et poète ouïgour a été emprisonné pendant quinze mois par les autorités chinoises dans un centre de rétention du Xinjiang, province où vit la minorité musulmane. Il raconte ses conditions de détention et la pression qui pèse sur la diaspora.


En 2011, après vos études à l’université du Kansas, vous décidez de retourner en Chine. Les Ouïgours étaient déjà sévèrement contrôlés par Pékin. Pourquoi avoir fait ce choix ?


Je savais que c’était dangereux. Au même moment, le prix Nobel de la paix, Liu Xiaobo, se faisait arrêter et était condamné à treize ans de prison. Malgré les réticences de mes proches, j’ai voulu retourner en Chine. Vous savez, notre langue s’éteint. Nous ne pouvons pas la regarder disparaître. Mon père m’a élevé comme un Ouïgour, et c’est mon devoir de transmettre cette histoire à mes enfants. Une fois rentré au Xinjiang, j’ai donc créé un réseau d’écoles où l’on donnait des cours d’anglais, de mandarin et de notre langue natale.


 


Deux ans plus tard, vous êtes arrêté. Vous passez quinze mois en prison…


J’ai été détenu du 19 août 2013 au 20 novembre 2014. Après vingt-quatre heures de garde à vue – c’est le ­minimum en Chine –, j’ai été envoyé dans un centre de détention à Urumqi, la capitale du Xinjiang. Là-bas, vous devez suivre scrupuleusement chacune des règles, que ce soit celles des prisonniers chinois comme celles des gardes. La première chose qu’ils font, c’est détruire votre dignité. On m’a demandé de me déshabiller entièrement, devant la vingtaine de détenus devant moi. Ce sont les premiers à vous frapper, sous le regard des geôliers qui rigolent ou fument une cigarette.


 


Comment étiez-vous traité ?


J’ai été placé dans une cellule spéciale, où le lit était minuscule et l’odeur, immonde. Je ne connaissais pas encore les consignes, alors quand j’ai croisé un codétenu, je l’ai salué. Il ne m’a pas répondu, et a baissé la tête. Lorsque les lumières se sont éteintes, il a murmuré : “En plein jour, ne parle pas. C’est interdit. Si tu veux me dire quelque chose, attends que la nuit soit tombée.” Nous devions nous lever à 5 heures du matin, puis patienter assis, sans bouger, jusqu’à 9 h 30 pour avoir un morceau de pain et de l’eau chaude. Les repas se résumaient à une soupe, dans laquelle flottaient souvent quelques insectes. La journée, nous devions chanter des odes au Parti communiste chinois, comme “Il n’y a pas de Nouvelle Chine sans un Tadjikistan chinois et communiste”. Puis l’après-midi, il fallait rester statique. Deux caméras nous filmaient continuellement.


 


Vous avez ensuite été transféré vers un autre centre de détention…


Dans la deuxième prison, les codétenus chinois me battaient souvent. Ils me traînaient puis m’accrochaient les poignets à une barre en hauteur. Ils étaient de mèche avec les officiers et réclamaient mon obéissance. Nous étions 17 prisonniers dans une cellule conçue pour dix. On me frappait quand je demandais un avocat. Il m’était interdit d’en avoir un. Jusqu’au jour où, en mars 2014, quelqu’un est venu plaider mon dossier. Il ne connaissait pas vraiment ma situation, mais il a pu me donner des nouvelles de ma famille.


 


Saviez-vous de quoi précisément étiez-vous accusé ?


Non ! Ce n’est qu’en juin 2014, presque un an après avoir été arrêté, que j’ai connu mon chef d’inculpation : collecte illégale de fonds pour mon école. C’était bien sûr complètement faux, mais si je contestais ce motif, on m’accusait de “séparatisme”. Ce qui signifie au moins vingt ans de détention. J’ai donc accepté. On m’a rajouté trois mois de prison. Puis un jour, j’ai été appelé. Un garde m’a enlevé mes menottes et mes chaînes, et il m’a dit : “C’est bon, tu es libre.”


 


Depuis votre arrestation, comment a évolué la ­répression contre les Ouïgours ?


C’est de pire en pire. Depuis 2017, la communauté ­internationale découvre l’existence des camps de “rééducation”, où des personnes de notre communauté sont enfermées de force. Elles doivent oublier leur langue, leur culture et subissent un vrai lavage de cerveau. Mais ces camps ne sont rien d’autre que les centres de détention que l’on connaissait avant. Les conditions de survie à l’intérieur sont les mêmes. Ce que j’ai expérimenté, c’est ce qu’endurent les Ouïgours qui s’y trouvent aujourd’hui. Le gouvernement chinois refuse l’idée que nous soyons Ouïgours, et veut que tout soit sous leur contrôle. Pour cela, ils utilisent aussi la surveillance numérique.


 


C’est ce que vous avez découvert lorsque vous étiez en exil en Turquie ?


Oui, cette surveillance passe principalement par ­WeChat, l’équivalent chinois de Facebook. J’y ai été confronté lorsque je devais renouveler mon permis de séjour à l’ambassade chinoise d’Istanbul. On m’a demandé d’installer l’application, puis les autorités d’Urumqi m’ont ajouté dans leurs contacts. Je devais donner des informations sur les meneurs de la communauté ouïgoure en Turquie, leurs adresses, leurs agendas, leurs éventuelles connexions avec l’ambassade américaine et l’Union européenne. J’ai toujours refusé, jusqu’au jour où on m’a demandé de retourner en Chine, soi-disant pour des papiers à récupérer. Quand j’ai dit non, la personne de l’ambassade a détruit mon passeport devant moi. Je n’ai donc pas pu rendre visite à ma mère avant qu’elle ne décède.


Pensez-vous recevoir ce type de messages en France, où vous comptez vous installer ?


J’ignore s’ils connaissent mon numéro de téléphone. Ils vont sûrement l’avoir dans quelques jours. Si je reçois un message, je leur répondrai que la situation a changé : j’en parlerai au ministère des Affaires étrangères ou au ministère de la Défense. Je ne suis plus en Turquie désormais ! Je veux avoir l’asile en France.


 


Sentez-vous un soutien de la part des pays arabo-musulmans pour la cause ouïgoure ?


Les communautés musulmanes à Londres, aux Etats-Unis et en Australie nous défendent. En Europe, un soutien arrive peu à peu. Mais il reste rare dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, où les médias ne sont pas libres. C’est aussi très difficile de prendre position publiquement dans des pays comme l’Egypte ou l’Arabie saoudite, qui sont des partenaires officiels de la Chine. Mais tous les peuples doivent se sentir concernés. Nous avons le choix, nous pouvons suivre un modèle qui consiste à perdre progressivement nos libertés, notre vie privée. Ou bien se battre pour maintenir notre dignité. 


 


Voir aussi : 


Le Xinjiang, camp d'internement géant

Hugo Boursier