Guy Sitbon : L’empire de l’arabe

 Guy Sitbon : L’empire de l’arabe

(crédit photo :Marie Docher/Altopress/AFP)


Qui sont les Arabes ? Suffit-il de parler arabe pour être Arabe comme l’avançait Mouammar Kadhafi ? Le mot arabe est-il justement employé et pourquoi regroupe-t-il tant de pays ? Les Maghrébins sont-ils des Arabes ? Défrichons ces questions.


Plusieurs lecteurs m’ont interpellé sur la chute de cette chronique le mois dernier : “Les Arabes ne seront plus des Arabes en France”, avais-je conclu. Pourquoi seulement en France, m’ont-ils demandé, qui ironiquement, qui hargneusement. Les Maghrébins sont des Marocains, Tunisiens, Algériens, pas des Arabes. D’autres encore se sont inscrits en faux : on ne change d’identité ni subitement ni doucettement. L’empreinte incrustée à la naissance demeure indélébile. Si même le nom et la physionomie s’effacent, le sceau reste à jamais gravé dans la chair et dans l’âme. Arabes nous sommes, arabes nous ­serons, arabes nous voulons être. Mes détracteurs ne manquent pas de bon sens. Allons voir pourquoi.


 


Le visage ne fait pas le moine


On distingue, en France, les immigrés selon leur origine. Les ­Européens, les Américains, les “Blancs”, ne sont pas catalogués Blancs. On les dit Britanniques, Belges, Roumains… Leur figure ne les identifie pas, seule leur nationalité importe. Tous les autres, les non-Blancs, sont classifiés selon leur type : les Noirs, les Asiatiques et les Arabes. Les deux premiers, aucun doute sur leur appartenance. Mais les Arabes, je les vois dans une zone indécise. Moi qui en suis, qui ai passé l’essentiel de mon existence parmi eux, il m’arrive de les prendre pour des Blancs. Maghrébins, Syriens ou Egyptiens ne se discernent pas toujours à première vue. Le visage ne fait pas le moine. Avec le nom toute hésitation se dissipe. Si ces Arabes latinisaient leur prénom et patronyme, comme je l’ai fait, ils se fondraient dans la masse occidentale sans ambages.


Feu Mouammar Kadhafi, lors d’une de nos nombreuses rencontres, m’a proposé une définition : un Arabe est un arabophone né dans une famille et un milieu arabophone. Quelle que soit sa religion ou le pays dans lequel il a vu le jour. “La plupart sont musulmans, me rappelait-il, mais combien d’hérésies et de doctrines ­diverses parmi les fidèles de Mahomet, qu’Allah le bénisse et lui accorde le salut. A côté, on dénombre les dizaines de sectes chrétiennes en Egypte et en Orient. Elles ont concouru largement à l’irruption du ­nationalisme arabe. N’oublions pas vous, les Juifs, ­présents sur nos ­territoires un millénaire avant la poussée musulmane.” A écouter l’ex-leader libyen, l’affaire est entendue : la langue détermine l’Arabe.


 


Une langue qui peine à s’imposer


S’il en était ainsi, ce serait bien le seul cas obéissant à cette règle. Une bonne dizaine de nations parlent turc : les Azéris, les Kazakhs, les Ouzbeks, les Tatares, j’en passe. Personne ne voit dans ce magma un ensemble national, hormis quelques hurluberlus, tel l’Ottoman Enver Pacha, tombé les armes à la main ­en 1922, au Tadjikistan, dans l’illusion que Tadjiks et Turcs formaient la même nation en raison de leur langue commune. De même, on parle malais en Malaisie, en Indonésie, aux Philippines, dans le sultanat de Brunei. Qui imaginerait un bloc cohérent malais ? Absurde ! A Singapour, on parle chinois, et alors ? Singapour est Singapour, et ce pays répugnerait à toute appartenance à la Chine. Les Québécois manient notre langue souvent mieux que nous, ce n’est pas pour autant qu’ils se sentiraient français, ni de près de ni de loin.


Dès lors, la définition de Kadhafi se révèle inopérante. D’ailleurs, le Maghreb possède au moins trois langues : l’arabe, le berbère ou tamazigh et le français. Avant la colonisation, l’Algérie était très majoritairement ber­bérophone, le Maroc largement à ce jour. La France est le pays des Français, la Tunisie le pays des Tunisiens, l’Arabie le pays des Arabes. Originellement, les Arabes peuplent leur territoire, la ­Péninsule arabique. Aux ­environs de 632, ils se lancent à la conquête du monde. Arrivés en Tunisie (Ifriqiya) vers le milieu du VIIe siècle, ils attendront un bon demi-siècle avant de nous mater, de chasser les chrétiens byzantins et d’achever la prise de possession du Nord de l’Afrique.


Les historiens divergent sur le nombre des envahisseurs arabes. Sans revenir sur la controverse, retenons que nous nous trouvons dans une fourchette entre 100 000 et 200 000 hommes et femmes. Ils convertiront en un tour de main. Ils auront plus de mal à imposer leur langue. Voilà treize siècles que l’œuvre d’arabisation a été entamée, elle progresse, elle n’a pas encore totalement abouti. Quand on songe qu’au Maroc, il a suffi de quarante ans à la langue française pour marquer son empreinte…


 


Le mythe du panarabisme


Aux débuts de l’occupation, les rois, émirs, cheikhs, venus de la Péninsule exercent le pouvoir. Brefs épisodes. Très vite, ils sont évincés au profit de dynasties locales. Dès l’an 800, des souverains autochtones d’origine berbère, prennent le dessus. Certaines, comme les Almoravides et les Almohades, viennent du sud du Maroc et s’étendent sur tout le Maghreb et l’Espagne. Adieu les Arabes. Les Français, lorsqu’ils débarquent en Algérie, distinguent les Maures, les Barbaresques, les Sarrasins, les Bédouins, les Arabes, les Juifs, les Kabyles. Peu à peu, ils ont simplifié en un seul mot, les Arabes. Traduire : la race inférieure des Indigènes.


Arabe était un mot péjoratif, une injure. L’insulte s’est progressivement imposée comme l’appellation commune. Au point que les Arabes l’ont adoptée. Cela aurait pu être bougnoule, bicot et autres avanies infamantes. Chez moi, à Monastir, on distinguait arabe de citadin, aarbi de beldi. Les Arabes c’étaient les Bédouins nomades et pillards. Le mot a commencé à se valoriser à la fin du XIXe siècle. L’empire Ottoman sombrait. Les intellectuels syriens, irakiens et autres Orientaux, souvent chrétiens, cherchant un substitut au califat déliquescent, ont imaginé une nation arabe s’étendant sur tout le Levant. Leur premier organe de presse intitulé La Nation arabe, était édité en français. Les Britanniques reprirent l’idée de Royaume arabe avec le colonel Lawrence mais la France, voulant mettre la main sur la Syrie et le Liban, s’y opposa. L’Orient fut alors balkanisé en 1918 en une demi-douzaine d’entités (Irak, Syrie, etc.) biologiquement incohérentes que l’actualité nous donne à voir tragiquement. A la rigueur, les Moyen-Orientaux peuvent, s’ils le désirent, se considérer politiquement, ethniquement comme des Arabes. Mais les Maghrébins ?


C’est avec Gamal Abdel Nasser en 1952 que le mot reçoit toute sa charge. Une utopie intellectuelle et passionnelle nous traversa en ouragan, le panarabisme. Une nation arabe unifiée en un seul Etat sur le modèle de la République arabe unie qui n’a pas survécu à trois ans d’existence. Le mythe a explosé en vol. Les Maghrébins, qu’ont-ils bien à faire dans ce sanglant embrouillamini ? Le Maroc et la Tunisie sont dotés d’une bien plus longue histoire nationale que la plupart des Européens. Presque tous sont des Berbères arabisés. Aujourd’hui, se vouloir mêlé aux tribulations orientales c’est signer sa damnation. Se nourrir de la culture arabe, oh oui ! Se fondre dans la calamité orientale, plus jamais.  


MAGAZINE OCTOBRE 2017

Guy Sitbon