L’or vert de Syrie s’exile en France

 L’or vert de Syrie s’exile en France

crédit photos : Nejma Brahim


Tout est parti d’une “idée folle” : perpétuer dans le Val-de-Marne, une tradition ancestrale menacée par la guerre civile syrienne. Un défi relevé par Samir Constantini, médecin de formation, aujourd’hui à la tête d’Alepia la première entreprise sur le marché de la production de savon d’Alep dans l’Hexagone. 


Bienvenue à Alepia. Dans ses locaux de Santeny (Val-de-Marne), Samir Constantini, le fondateur de la marque, semble être dans son élément. Et pourtant… “Je suis médecin biologiste de profession. Autant dire que je n’étais pas prédestiné au savon d’Alep”, confie-t-il, amusé. L’ancêtre du savon de Marseille, il le découvre très tôt grâce à ses origines. “Je suis Franco-Syrien. Mon père, très pauvre, a quitté la Syrie pour tenter sa chance en France.” Né à Damas mais élevé “à la française”, l’enfant binational conserve quelques souvenirs de la terre de ses ancêtres. Il revoit sa grand-mère se laver les cheveux au savon d’Alep. Sa madeleine de Proust est imbibée de senteurs d’Orient.


 


Il troque son laboratoire contre une savonnerie


Dans la pièce qu’il partage avec Kim-Ly Kong, directrice générale d’Alepia, les boîtes de savon trônent sur leurs bureaux tels des trophées. Samir Constantini évoque son épouse, Lilly, une Syrienne. “Elle partait chaque été au pays et rapportait toujours du savon d’Alep. Un jour, je lui ai dit qu’il aurait un grand avenir en France !” En 2004, alors qu’il est médecin depuis quinze ans, Samir troque son laboratoire d’analyses médicales contre une fabrique bien particulière : celle de la savonnerie. Beaucoup tentent alors de l’en dissuader. “Mon père, mon oncle… personne ne comprenait ma décision. Les études de médecine demandent tant de sacrifices !” Mais il décide de suivre son instinct. Pendant un an, il collabore avec une société commerciale qui l’aide à confectionner le graphisme, le logo, la politique d’achat de l’entreprise. “Je suis parti à l’aventure en Syrie afin de chercher un fabricant”, se souvient-il. Au milieu des étals du grand souk d’Alep, il repère son fournisseur, à qui il commande 6 tonnes du précieux sésame.


Problème : à son retour dans l’Hexagone, il comprend que la société partenaire n’est qu’une arnaque. Un coup dur pour celui qui a investi ses économies pour lancer la machine. Désespéré, il souhaite tout arrêter. Mais, la marchandise stockée dans un conteneur au port doit être écoulée. “Mon frère m’a conseillé de vendre le savon sur eBay. J’ai tout bradé.”


Dans le même temps, il développe Alepia. Soucieux de la qualité de ses produits, l’entrepreneur change de fournisseur et recrute le Syrien Hassan Harastani, reconnu dans la profession. “Il est maître-savonnier et le métier s’est transmis de père en fils dans sa famille”, précise Kim-Ly, tout en dévalant les marches menant à son atelier. “Salam aaleykoum”, lance Hassan, tout sourire. Vêtu d’une blouse blanche, celui qu’on appelle “docteur” est occupé à touiller sa potion magique dans d’immenses machines en acier. Il ne parle pas français, mais son regard en dit long : “Hassan a une histoire particulière”, explique Samir tout en lui tapotant l’épaule.


Leurs conversations sont ponctuées d’arabe et d’anglais. La complicité entre les deux hommes est touchante. Lorsque la guerre éclate en Syrie, le transport des savons devient compliqué. “J’ai senti les choses arriver”. Le maître-savonnier voit son usine détruite, sa maison pillée, sa voiture volée. Lui et sa famille s’exilent au Liban. Là, il reprend contact avec le dirigeant d’Alepia : “C’était en 2014, précise ce dernier. Je lui ai proposé de venir en France et de travailler avec nous.” Sept mois plus tard, Hassan est nommé directeur de la fabrication et un an suffit à créer son laboratoire.



Entre trois et neuf mois d’affinage


La recette du savon d’Alep ? “Un mélange d’huile de nigelle, de soude et d’eau”, détaille le docteur dans sa langue natale, tout en surveillant l’aspect de sa mixture verdâtre. Pour la recette traditionnelle, c’est plutôt huile d’olive et huile de baie de laurier. “La première offre douceur et hydratation, la seconde force, parfum et vertus antiseptiques.” Plus loin, dans la fabrique, Hassan distille de l’eau de lavande avec la méthode de l’alambic. Alepia propose ainsi de l’huile essentielle de lavande en plus de ses savons. “Nous avons une gamme de produits très variée entre soin et hygiène, souligne Kim-Ly. Notre concept est unique et complet.”


Le savon, aux allures de purée de pois cassés, quitte la fabrique avant d’être versé dans des moules dans l’entrepôt situé à l’étage. Après quelques jours de séchage, il passe entre les mains de Samir Arras, chargé de la découpe. La mission est délicate, il faut travailler vite tout en tenant compte de la fragilité du produit. “C’est un beau métier. Je dirais même que c’est un art !” confie l’employé. Ensuite, entre trois à neuf mois sont nécessaires pour l’affinage. Au total, 70 tonnes de savon attendent d’être commercialisées. “Heureusement qu’on a 2 400 mètres carrés de locaux !”, plaisante Samir. Et pourtant, la PME commence à manquer de place et veut s’agrandir.



Du “made in France” et du “made in Syria”


Avec une production de 200 tonnes par an, un chiffre d’affaires de 3 millions d’euros et une croissance de 15 % par an, Alepia est la première entreprise sur le marché. “Les deux tiers de notre chiffre d’affaires se font en B to B, complète la directrice générale. Nous nous développons aussi à l’export, qui représente 25 % de notre activité.” Magasins bios, (para)pharmacies, magasins de cosmétiques… Les professionnels s’arrachent leurs produits pour répondre à l’engouement d’une clientèle désormais sensible aux produits naturels.


Mais Samir nourrit un grand espoir : que la Syrie aille mieux un jour. “J’ai appris à aimer ce pays et il me manque”, confie-t-il. Pour l’heure, l’entreprise importe ses matières premières de Turquie et du Maghreb. “Nous arrivons malgré tout à rapporter du savon de Syrie, mais en très petite quantité.” Un exploit lorsqu’on connaît la situation du pays. Le fournisseur, installé à 50 kilomètres au nord d’Alep dans la zone kurde, expédie un conteneur tous les cinq mois. “Cela nous permet d’avoir du ‘made in France’ et du ‘made in Syria’.” Le défi est relevé : à défaut de pouvoir se rendre en Syrie, la Syrie vient à eux grâce au savon d’Alep. “C’est une part de notre héritage qu’on perpétue en France malgré la guerre, se réjouit Hassan Harastani. Je suis très fier de pouvoir y participer.”


MAGAZINE SEPTEMBRE 2017

Nejma Brahim