Le paradoxe du gagnant – perdant

 Le paradoxe du gagnant – perdant

2 Tunisiens sur 3 ne se sont pas déplacés pour aller voter au référendum sur la nouvelle constitution du président Saied.

Le référendum de Kais Saied sur le projet de Constitution a été adopté, mais les vainqueurs légitimes sont moins les votants que les boycotteurs, en dépit de l’erreur stratégique ou spontanée de ces derniers.

Les Tunisiens sont ou des prophètes extra-lucides ou des prédicteurs avisés ou bien trop perspicaces, en intimité avec le destin céleste des urnes. Les uns ont décrété à l’avance que les jeux étaient faits et que Saied l’emportera à coup sûr, d’autres ont prédit que la fraude aura son dernier mot, et d’autres encore ont décidé de boycotter pour ne pas accroître le taux de participation au risque d’accroître, par la même, la légitimité du Président, qui avait besoin, surtout pour un référendum sur une Constitution, d’une participation plus que suffisante, convaincante. Ce faisant, les partisans des « Non » ont accepté leur échec à l’avance, avec préméditation, avant le déroulement du scrutin, notamment à l’appel politicien des partis qui avaient d’autres stratégies, d’autres visées : devenir une opposition plus forte malgré l’éparpillement et plus légitime et se positionner aux législatives de fin d’année. Alors même que la machine électorale saiedienne s’est avérée spectaculairement défaillante et que l’opération référendaire peu préparée, à l’image des revirements soudains sur le projet de Constitution lui-même. En tout cas, les nombreux abstentionnistes ont brillé par leur absence, mais ils ont eu le tort de confier passivement le pouvoir à l’homme qu’ils voulaient justement combattre. Ils ont « choisi », mais ils n’ont pas décidé.

La participation, les boycotteurs l’ont voulu minimale, et elle l’est. Puisque seuls 2 830 094 y ont participé sur 9.278.541 d’inscrits, avec un taux de participation de 30,50%. Parmi les 30,50% de votants dans plusieurs régions, 94,60% ont voté « Oui » (2.660.288) et 5,40% « Non » (148.723). 56.479 bulletins nuls et 17.008 votes blancs. Le « Non » lui-même se subdivise en indifférents (déçus de la politique, apathiques, vacances, plage,  chaleur) et en boycotteurs volontaires (politisés ou peu politisés). Aucune comparaison avec la Constitution de 2014, plus démocratique, adoptée après débats contradictoires, le moins que l’on puisse dire, houleux par l’ANC, notamment par 200 constituants sur 217, en dépit des conflits qui l’ont entouré entre islamistes et laïcs. Il faut rappeler que les résultats favorables du référendum sur la Constitution de Saied (2.660.288) sont quasi-identiques aux résultats de l’élection de Saied au 2e tour, 2.777.931 (au 1er tour il a eu seulement 620 000). Il est toujours dans la même marge. Pourtant, il avait dans ce référendum, outre ses partisans, l’appui des anti-islamistes invétérés. Sur le plan électoral, Saied n’a pas progressé, il a stagné, voire statistiquement régressé.

En d’autres termes, et c’est le massage fort de cette consultation référendaire, si les abstentionnistes (boycotteurs) sont nettement majoritaires, avec une majorité écrasante même de 70% environ du corps électoral (des inscrits), par rapport à l’ensemble des votants, cela veut bien dire une chose : si les abstentionnistes avaient voté « Contre » le projet, leur vote aurait été massif et les démocrates auraient eu de meilleures chances d’écarter le projet et d’être décisifs contre le projet conservateur. On s’interrogera sûrement encore sur cette abdication des démocrates et des deux tiers de l’électorat. Il n’y a pas pire erreur en politique, comme en témoigne l’histoire, que l’abandon d’un peuple résigné, défait à l’avance. Kais Saied aurait réussi, entre-temps, il faut l’avouer, à tuer l’enthousiasme du peuple, et même des élites. Même ses troupes ne sont plus aussi « fanatisées » qu’autrefois.

Quoiqu’il en soit, Saied a été dans l’incapacité de remporter une victoire éclatante, loin s’en faut. C’est pourquoi on peut résumer ce référendum par le paradoxe du gagnant – perdant. Saied a gagné par défaut, dans une sorte de légalité-illégale, sans la fixation d’un quelconque seuil légal d’adoption (la ruse d’un prochain vainqueur), comme il est de tradition en matière référendaire, et sans lever le petit doigt. Il n’a jamais pu rassembler, il gouverne sur la base d’une frange sociale étriquée. Un homme politique intègre aurait dû démissionner aussitôt, parce que son projet avait été rejeté par 70% de l’électorat. Le général De Gaulle, lui, l’a fait lors d’un référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation (même pas sur une nouvelle Constitution) et a démissionné le 27 avril 1969, parce que le « Non » l’a emporté de seulement 52,4% des voix. Lui, il a bien tenu compte de la démocratie rousseauiste. En d’autres termes, si le président Saied croyait en une quelconque légitimité démocratique, ce n’est pas la Constitution qui prendrait effet dès les résultats du référendum, mais sa propre démission. Comme l’avait déclaré à ce moment-là De Gaulle : « Je cesse d’exercer mes fonctions de Président de la République. Cette décision prend effet aujourd’hui à midi ». Mais, l’on sait, les hommes au pouvoir apprennent vite, même novices, à user de ruse et à mépriser la légitimité quand les circonstances leur sont défavorables, surtout dans le monde arabe traditionnellement dictatorial. Saied croyait à l’idée de démission du chef après échec d’un référendum en tant que concept, juste quand il professait son cours de droit constitutionnel, et il aimait citer de Gaulle à l’occasion.

La conquête du pouvoir n’est jamais exempte de ruse, même sous la forme d’une apparence régulière. La ruse humanise son modèle. Machiavel l’a si bien vu. Le Prince « doit savoir persévérer dans le bien, lorsqu’il n’y trouve aucun inconvénient, et s’en détourner lorsque les circonstances l’exigent… Le point est de se maintenir dans son autorité ; les moyens, quels qu’ils soient, paraîtront toujours honorables, et seront loués de chacun. Car le vulgaire se prend toujours aux apparences, et ne juge que par l’événement. Or, le vulgaire, c’est presque tout le monde, et le petit nombre ne compte que lorsque la multitude ne sait sur quoi s’appuyer » (Le Prince, coll. Garnier, ch.XVIII, p.62).

La révocation du chef de gouvernement Mechichi, le lendemain de sa désignation par lui, était une ruse ; le blocage des actes du gouvernement et du parlement également; de même pour le coup de force du 25 juillet et la dissolution du parlement; de même pour la consultation électronique ; pour la Constitution écrite par ses soins contre celle de Belaïd; et pour couronner le tout, la ruse d’un référendum gagné par défaut. Jamais on n’a autant consulté le peuple, jamais le peuple n’a si peu décidé, jamais même ce peuple n’a été autant berné. L’homme se complait à gouverner par la minorité en contradiction avec son rousseauisme archéologique.

Maintenant il faut voir si dans la durée, il réussira à gouverner sur la base d’une frange étroite, et si son pouvoir minoritaire ne cédera pas devant une opposition nationale démocratique élargie et légitimée par le « Non » (partis et société civile), consciente désormais de sa force, et qui pourra le gêner fortement dans l’attente des prochaines élections législatives. Surtout que le gouvernement d’une minorité cèdera sans doute encore devant le gouvernement d’un seul. On passera encore après le référendum, de la majorité à la minorité, puis de la minorité à un homme. Logique hallucinante.

Hatem M'rad