Billet. La Tunisie s’installe dans la violence politique

 Billet. La Tunisie s’installe dans la violence politique


Nous y sommes. En Tunisie, depuis que les attaques d’opposants politiques et de personnalités diverses se multiplient dans l’espace public, les craintes que nous formulions quant à l’intensification prochaine du phénomène de la violence politique s’avèrent chaque jour un peu plus fondées. Des agressions physiques qui s’étendent désormais à des intellectuels et à la société civile. 




 


Alors qu’un semblant d’amélioration sécuritaire était perceptible et que la paix civile semblait être restaurée, une frange en particulier de la population ne l’entend décidément pas de cette oreille : celle des salafistes et leurs alliés. Elle entretient des rapports ambigus avec le nouveau pouvoir, est très minoritaire, mais aussi très sonore, omniprésente sur tous les fronts.


Devenu le véritable souffre-douleur de cette mouvance, Jawhar Ben Mbarek, coordinateur du réseau Doustourna, en sait quelque chose, lui qui vient de subir ses assauts répétés en 48 heures.


En déplacement à Kébili où il était l’invité de l’Union des diplômés chômeurs, l’activiste est même passé à deux doigts de l’assassinat politique selon ses proches, lorsque de jeunes militants islamistes et salafistes ont envahi la salle abritant l’évènement pour tabasser toute l’audience, sans exception, armes blanches à la main.


A Kélibia hier dimanche, c’est l’intellectuel Youssef Seddik qui a dû tenir une conférence dans des conditions surréalistes, retranché dans l’enceinte de la Maison de la Culture, un bâtiment public encerclé par une foule hostile, sur le toit duquel fut encore une fois profané le drapeau national, remplacé par le drapeau noir djihadiste. Ironie du sort, le thème de son allocution qu’il prononça tout de même dans un haut-parleur via une fenêtre, était « l’intolérance religieuse ».


 


Méthodologie de la violence salafiste


Le mode opératoire est invariable : à la pointe du progrès s’agissant d’utiliser nouvelles technologies et réseaux sociaux, ces groupes religieux missionnaires s’informent à l’avance de la tenue d’ « events » dont les participants ou l’objet sont jugés antagoniques avec l’islam ultra conservateur qu’ils prônent. S’en suit une stratégie du sabotage en règle, soit à l’aide de mégaphones, soit en occupant le terrain avant leurs adversaires. Le saturer, et en venir aux mains au besoin.


Si l’apologie et l’usage de la violence sont une caractéristique permettant de différencier salafisme et salafisme djihadiste, on le voit aujourd’hui, dès lors que l’occasion se présente, il suffit que les salafistes « sans composante djihadiste » se sentent en situation de force, en supériorité numérique, pour passer à l’acte et exercer une violence ordinaire. Des lynchages très vite légitimés par les anathèmes de « mécréants », « apostats », « collabos », et autres diabolisations fédérant les esprits simples et les plus dogmatiques. 


La ligne est donc très fine entre brutalité idéologique du projet de société salafiste, et passage à l’acte djihadiste, dès que les conditions le permettent.


Devant le Palais de justice où se tenait le procès Nessma TV jeudi, la violence fut même conceptualisée en « acte démocratique » puisqu’elle obéissait à « la loi du plus grand nombre », selon quelques apprentis théoriciens.


 


Quelle part de responsabilité pour le gouvernement ?


Sous Ben Ali, toutes les agressions d’opposants n’avaient pas lieu sur ordre du régime. Elles étaient souvent le fait d’éléments pro pouvoir au sens large, agissant parfois isolément, obéissant à une dynamique, à un climat progressivement installé par l’ex régime.


Il est important de comprendre en somme que la violence politique est un « zeitgeist», l’esprit d’une époque donnée. La culture des milices plus ou moins autonomes en est la parfaite illustration. Elles sévissent avec ou sans l’assentiment explicite du pouvoir, sont surtout sensibles à la volonté politique du moment qu’elles captent et traduisent en actes.


Aujourd’hui, des miliciens peuvent parader en toute impunité sur les plateaux télé, en prétextant une appartenance autoproclamée aux comités de protection de la révolution. On désigne et ostracise arbitrairement les « ennemis de la révolution » comme hier Ben Ali stigmatisait « les ennemis de la nation » : c’est-à-dire tous ses opposants.


Confrontés à ces dérives, les ministres issus d’Ennahdha plaident généralement le tumulte révolutionnaire et l’explosion de la parole pour parler d’incidents contingents, en renvoyant dos à dos salafistes et militants laïques. Si le pays est toujours en phase de transition démocratique, l’argument de la transition est moins valide après des élections qui ont conféré au nouveau pouvoir une légitimité plus grande que son prédécesseur dans le maintien de l’ordre.


Preuve en est le volontarisme avec lequel furent réprimés les manifestants du 9 avril 2012. L’Etat est donc capable de faire prévaloir la loi, pour peu que la volonté politique soit au rendez-vous.


 


Une insidieuse propagande


Mais le gouvernement transitoire n’est pas le seul responsable du pourrissement de la situation. D’autres acteurs typiques, bien connus des sociologues, sont entrés en jeu.


Les plumes d’abord, les mêmes propagandistes du RCD hier, reprennent du service aujourd’hui en diffamant à tour de bras. Les opposants du nouveau pouvoir sont accusés sans preuves de « financements étrangers », d’être « sionistes », et autres spéculations sur le mode de l’approximation malveillante.


Cet état d’esprit d’incitation à la haine est instillé ensuite par des imams radicaux. Le prédicateur Béchir Belhassen en est un exemple. Il vient de déclarer pécheur et « ennemi de l’islam » tout citoyen s’opposant à un « gouvernement légitime et allié d’Allah ».


Plus sournoises encore sont les curieuses précautions sémantiques que l’on commence à observer dans les médias du secteur public. De la même manière que sur Al Jazeera, le terme « terrorisme » est proscrit, banni du lexique du média sans être précédé par l’expression « so called » (« ce qu’on appelle ») terrorisme, le préfixe « ce qu’on appelle » est depuis peu systématiquement accolé au mot « salafistes » dans certains médias tunisiens.


On parle ainsi de condamner « la violence quels qu’en soient les auteurs », comme pour signifier que l’on concède à son auditoire une faveur en y incluant les violences à caractère religieux.


Il semble qu’on se dirige en Tunisie vers un modèle à l’anglo-saxonne, où au nom du « freedom of speech » tous les extrêmes les plus sonores sont tolérés, comme en Grande Bretagne où prospère le parti Ettahrir, ou en Australie où une conférence annuelle à Melbourne sur l’athéisme a été chahutée le 15 avril comme chaque année par des salafistes locaux.


En attendant, le camp démocrate est condamné à être en surnombre lors de toute manifestation culturelle. Et en l’absence d’un positionnement politique clair au sommet de l’Etat, tout indique que nous allons vers des actions toujours plus extrêmes. Assassinats politiques, attentats, mais aussi représailles, ne sont plus à exclure, laissant craindre un tragique potentiel scénario à l’algérienne.


Seif Soudani


(Photo AFP)

 

Seif Soudani