Censure : Lorsque l’Agence Tunisienne de l’Internet se rebelle

La nouvelle est tombée sous la forme d’un tweet, presque banal, du jeune et fraîchement nommé à son poste Moez Chakchouk, PDG de l’Agence Tunisienne de l’Internet, très réactif dans la communication au travers des réseaux sociaux dont il semble avoir saisi tout le potentiel en termes de capital sympathie qu’il pouvait en tirer auprès des internautes tunisiens. « L’ATI décide de faire appel du jugement et demandera la suspension de l’exécution auprès de la cour d’appel de Tunis. »

C’est donc sans complexes aucuns que l’ATI se rebelle par la voix de son sémillant directeur, et assume pleinement son nouveau rôle, aux antipodes de celui dont l’avait affublé l’ancien régime, de défenseur des cyber libertés individuelles. Contacté par nos soins à ce sujet, il a confirmé l’information et ajouté qu’une conférence de presse sera organisée aujourd’hui mardi à 9h heures locales, pour « rétablir quelques vérités et faire comprendre aux médias que le rôle de l’ATI ne se limite pas aux blocages et à la censure », a-t-il expliqué.

Retour sur une semaine riche en rebondissements qui secoua le web tunisien et sa blogosphère de faiseurs de révolutions !

Jeudi 26 mai, le tribunal de première instance de Tunis prononce un jugement en référé à l’ATI, lui ordonnant la fermeture, avec effet immédiat, de tous les sites à caractère pornographique, faisant ainsi suite à l’initiative d’un groupe de trois avocats qui avaient déposé plainte contre l’agence au motif que les sites classés X sont antagoniques à l’identité et aux valeurs islamiques propres à la Tunisie et, grief plus classique, présentent de surcroît un danger, évident à leurs yeux, pour les enfants.

Pourtant, contacté par les médias le même jour, le PDG de l’agence avait déclaré : « à ce jour, l’agence n’a reçu aucune notification de justice en ce sens, et encore moins une convocation au tribunal ». La plainte ayant été déposée formellement à l’encontre de l’ATI, en clair le jugement a par conséquent été prononcé sans même donner le droit à celle-ci de se défendre en étant représentée légalement par un avocat…

S’ensuivit une riposte spontanée qui a progressivement pris la forme d’une campagne virale largement suivie par des cyberactivistes, à coup de changement de photos de profil Facebook, photos dénudées à l’appui, arborant en filigrane et avec une certaine dose d’humour et d’insolence le slogan « Censure-moi si tu peux ! », ou encore la création d’un Ruban anti censure, mettant au défi les censeurs. « Nous n’avons pas fait la révolution pour retomber dans les affres d’une nouvelle censure qui prendrait un autre visage, religieux cette fois », réaction unanime que l’on pouvait lire au lendemain de la nouvelle, traduisant en somme une indignation de principe.

En effet, contrairement à la controverse autour de la précédente décision émanant du tribunal militaire de fermer les sites incitant à la violence et au terrorisme mettant en péril la sûreté de l’Etat, il s’agissait ici en revanche, sans l’ombre d’un doute, d’un cas d’école de censure pure et simple, dans l’acception la plus typique du terme, celle qui se référant à un arrière-fond clairement puritaniste, voire réactionnaire et pudibond, aux yeux des plus critiques parmi les réfractaires à la décision de justice en question. D’autres voix n’ont pas manqué de spéculer sur l’appartenance probable des avocats à l’origine de l’initiative au parti islamiste Ennahdha, et y ont donc vu une porte ouverte à la multiplications de demandes similaires, en créant une jurisprudence liberticide, chacun étant libre d’accéder ou non aux sites incriminés d’une part, et les services de contrôle parental étant monnaie courante d’autre part chez les fournisseurs d’accès internet, qui eux-mêmes seraient les premiers lésés par un manque à gagner important résultant de l’abondant des  services de filtrage à la carte.

Quoi qu’il en soit, en répondant à la pression sociale et à la grogne de ceux qui estiment qu’on a parlé en leur nom sans les consulter, l’ATI signe assurément là la fin d’une époque : celle de la censure verticale et autoritaire, le peuple tunisien aspirant sans doute à entrer dans une ère de la responsabilité collective et citoyenne, suite à une révolution placée sous le signe de la liberté et de la dignité. « Qui l’eût cru ?! » s’exclamaient de nombreux internautes constatant qu’au lendemain de cette révolution, l’ATI, jadis associé à la censure, se mue en organisme ambassadeur de la cause de l’anti censure, ayant le cran de s’insurger contre une décision de justice. C’était oublier que tel était l’une de ses vocation initiales de régulateur mais aussi de garant d’un fonctionnement sain et conforme à la loi du monde de l’internet en Tunisie qu’elle entend rendre plus éthique. Mais la victoire n’en demeure pas moins symbolique d’un pourvoi en appel qui en dit long en soi sur le chemin parcouru en matière de démocratisation du pays, jusque dans les moindres rouages de l’Etat.

Cependant, dans les pays de l’UE par exemple, dans le cas d’un jugement susceptible de contrevenir aux libertés fondamentales, il est possible de saisir le conseil constitutionnel en vue de déclarer un jugement ou une loi inconstitutionnels, voire de saisir la Cour européenne des droits de l’homme. Beaucoup pensent qu’il est temps dans la Tunisie post révolutionnaire d’instaurer des institutions réellement garantes de ces libertés, qui seraient les plus aptes à garantir le non retour de la censure, quelle qu’elle soit, y compris politique. En attendant, il convient de tempérer les élans d’enthousiasme : rien n’est encore acquis et l’appel du jugement de l’ATI ne signifie pas pour autant l’abolition définitive de la censure de la toile. Une vigilance de tous les instants de la société civile reste de mise, la lutte sur les questions sociétales se faisant aussi en amont.


S.S.

Seif Soudani