Tunisie – Déferlante de listes électorales indépendantes, les raisons d’un succès annoncé

Selon l’Instance Supérieure Indépendantes pour les Elections (ISIE), le nombre des candidatures déposées pour la Constituante dans les différentes circonscriptions électorales est de 1.600 listes à l’intérieur du pays et plus de 150 listes à l’étranger, soit 1.750 listes au total.

Avec la bagatelle de 678 listes, les indépendants représentent un surprenant 42,2% de la totalité des listes présentées (contre 52% pour les listes issues de partis, le reste étant imparti à des listes de coalitions).

La balance bascule même en faveur des listes indépendantes dans certaines circonscriptions importantes, avec des pics comme dans la deuxième ville du pays, où le nombre total des listes déposées à Sfax 1 s’élève à 19, dont 10 indépendantes. A Sfax 2, le nombre de listes déposées est même de 23 dont 14 partis et 9 indépendantes.

Un tel engouement pour la constitution de listes indépendantes et leur soutien était en réalité prévisible pour plusieurs raisons.

Une profonde crise de confiance vis-à-vis des partis

Avec à ce jour pas moins de 111 partis légalisés, une profonde crise de confiance entre les Tunisiens et les partis politiques provient non seulement de leur nombre-même évoquant un certain opportunisme post-révolutionnaire, mais date pour beaucoup de Tunisiens de l’avant-révolution.

Les grandes formations d’opposition historique à Ben Ali ont beau se défendre à l’image du PDP d’une certaine image d’opposition molle qui leur colle à la peau, rien n’y fait : le divorce semble consommé entre les partis politiques et une grande partie des Tunisiens. Et ce n’est pas la participation des plus grands partis politiques (Ettajdid, PDP, etc.), à travers leurs vieux dirigeants, aux premiers gouvernements de transition qui a arrangé les choses.

Selon Abdelaziz Mezoughi, candidat indépendant à Tunis, « les gens ont besoin d’une figure de proximité qu’ils connaissent de visu, dont ils connaissent la réputation, la famille et le parcours, surtout au lendemain de 23 ans d’absence de débat politique dans le pays ». Or, le système de scrutin par listes fait que si l’on vote pour un parti, le nom de ses représentants n’évoque souvent rien aux votants pour qui ils restent souvent inconnus.

Sonia Abid, candidate indépendante à Nabeul, a déclaré hier soir sur Nessma TV avoir découvert que dans des zones entières de sa circonscription, plus de la moitié des votants n’étaient pas inscrits pour voter. Lorsqu’elle a demandé aux intéressés pourquoi ils n’avaient pas exercé ce droit, on lui a répondu : « S’inscrire ? Mais pour quel parti allons-nous voter ? Nous n’en aimons aucun ! ». Avec la prolongation exceptionnelle des inscriptions décidée par l’ISIE, ce désaveu cinglant pour les partis peut profiter aux indépendants.

Ceux-ci l’ont bien compris, à l’image de diverses personnalités publiques qui ont choisi de se présenter à la dernière minute en faisant cavalier seul, comme Youssef Seddik notamment qui surfe sur une visibilité fraîchement consolidée par une omniprésence médiatique, afin de la transformer en crédit politique.

Farès Mabrouk, chantre mécène des indépendants

Une figure relativement discrète a énormément contribué à cet état de fait de l’essor des listes indépendantes : le riche entrepreneur Farès Mabrouk. Visionnaire, l’homme avait entamé son engagement en politique dès l’été 2010 où il finança l’événement Ted X Carthage, une série de conférences en apparence apolitiques mais où il fit tout pour mettre au-devant de la scène de jeunes cyberdissidents tels que Slim Amamou, célèbre blogueur toujours à ses côtés. Il est devenu depuis son bras droit dans ce pari ambitieux et en apparence désintéressé de pousser à la création de listes indépendantes, la sensibilisation à leur rôle pour contrebalancer l’influence des partis sur la vie politique, et encourager les listes indépendantes déjà existantes.

Pour ce faire, ce cousin de Marwen Mabrouk dont il est resté proche, a créé un think-tank qui défraye déjà la chronique : Afkar Moustakella (idées indépendantes). L’organisme met en œuvre pour ceux qui veulent bien faire appel à lui un considérable effort de soutien  logistique et financier sur le terrain.

Nous nous sommes entretenus avec Imen Cherif, autre bras droit du businessman, figure clé d’« Afkar ». Celle-ci a défendu bec et ongle le désintéressement de son mentor qui ne fait pour elle que rendre un service citoyen au pays dans cette phase historique : « il mène une action de support logistique surtout auprès des jeunes talents politiques sans ressources, en accord avec ses convictions intimes ».

Il semble aujourd’hui acquis que les combats d’égos et les luttes fratricides entre partis politiques et leurs chefs respectifs ont fini par lasser durablement les Tunisiens. Pour autant,  se tourner massivement vers les listes indépendantes, très minoritaires dans les grandes démocraties partout dans le monde, n’est pas sans risques : les indécis encore nombreux, en boycottant les partis hors Ennahdha qui jouit d’une grande popularité acquise, vont immanquablement participer à la dispersion du vote du camp moderniste. Arithmétiquement, cela porterait un coup dur au nombre des sièges affectés aux forces laïques à la nouvelle Assemblée. Ce qui laisse présager d’une Constituante particulièrement éclatée, instable, et nécessitant d’autant plus de jeux périlleux d’alliances et de coalitions.

Seif Soudani

 

Seif Soudani