Tunisie- Les manuscrits de la Bibliothèque Nationale ont échappé au clan mafieux Un entretien avec le Pr Kamel Gaha

 

La Bibliothèque nationale de Tunisie (BNT), entame aujourd’hui  un cycle de conférences et de rencontres avec les philosophes, les écrivains, les intellectuels, les juristes et tous les hommes de bonne volonté qui ont réfléchi ou publié des travaux sur la révolution. Ces rencontres permettront aux auteurs de présenter les ouvrages qu’ils viennent de publier sur « la révolution tunisienne » et donneront lieu à un débat entre eux et l’auditoire, pour le plus grand bien de « la nouvelle Tunisie ».

Ce cycle démarre ce jeudi 8 septembre à 17 heures par la présentation du livre tout récemment publié par le Professeur Amor Cherni[i] chez L’Harmattan sur La Révolution tunisienne : s’emparer de l’histoire.

A cette occasion, nous avons publié hier 7 septembre une présentation de ces rencontres, sous la plume du Pr Kamel Gaha, directeur général de la BNT. Nous avons également réalisé un entretien avec le Pr Gaha au sujet de la BNT. Nous publions cet entretien ci-après.

 

Le Courrier de l’Atlas : La BNT est connue pour son fonds inestimable de manuscrits…

Pr Kamel Gaha : Le fonds de manuscrits de la BNT compte  40.000 manuscrits, réunis en 24.000 volumes. Certains de ces volumes réunissent  des thèmes variés parfois même des auteurs différents ; d’où l’importance du travail des équipes de documentalistes qui classent les manuscrits et en établissent les index avec un professionnalisme et un savoir-faire remarquables, afin d’en faciliter l’utilisation par les chercheurs. Une équipe spéciale travaille à faire des copies sous forme de microfilms pour les plus fragiles des documents.

D’autres équipes se vouent au traitement et à la restauration des manuscrits attaqués par l’humidité et les champignons, par les techniques et les moyens les plus professionnels et les plus modernes. C’est grâce à leur travail que certains manuscrits très anciens et très précieux sont sauvés et préservés de l’oubli. Les chercheurs peuvent les consulter dans une salle de lecture qui leur est réservée.

Ce fonds a pris l’importance que tous les spécialistes lui reconnaissent désormais avec le rattachement à la BNT des manuscrits des bibliothèques de la Grande mosquée al-Zaytuna : al‘Abdalliya (XVIème siècle) et al-Ahmadiya (XIXème siècle), mais aussi des fonds dispersés dans les mausolées, les mosquées et les bibliothèques régionales.

– Existe –t-il une bibliothèque numérique ?

-II y a un fonds numérique que nous enrichissons de jour en jour.

En fait, la BNT travaille dans deux directions, il y a un travail de numérisation du fonds tunisien et,  parallèlement,  l’acquisition d’ouvrages numériques disponibles sur le marché,  afin de les mettre à la disposition des chercheurs.

Le ministre de la culture a lancé un grand projet « Erraed » (le pionnier) de numérisation du fonds de la BNT, avec pour double objectif de permettre aux diplômés de l’Enseignement Supérieur spécialisés dans le  domaine de l’informatique de trouver un emploi, et de moderniser le mode de fonctionnement des bibliothèques tunisiennes, en général, et de la bibliothèque nationale en particulier. C’est un projet ambitieux qui relève du ministère de la culture mais aussi d’autres ministères  concernés par le projet.

Le fonds numérique de la BNT compte déjà de nombreux titres à côté de collections rares de  périodiques et de publications officielles comme « Arra’ed Attunussi » dont le premier numéro date de 1860 et de journaux satiriques comme « Assarduk », à côté des collections de : « La Revue tunisienne », « La Tunisie illustrée », « Mistigri », « Tunis-Potins », « Hilarion », « La Voix du Sud », « L’Afrique littéraire » et « Le Sirocco ».

 

-Est ce que la BNT bénéficie de fonds privés, de mécénat par exemple ?

-Le Fonds général de la BNT s’et progressivement enrichi pour compter aujourd’hui, un million de titres (de monographies), 16.000 collections de périodiques et plus de 10.000 documents divers (photographies, affiches,…).

Il a été consolidé et étendu par l’acquisition de bibliothèques privées comme celles des historiens Hassan Hosni Abdelwahab, Mohammad Madhour et Mohammed Belkhoja  et par des dons de bibiothèques privées,  familiales ou personnelles, comme c’est le cas pour les bibliothèques de feu cheikh Ahmed El-Mehdi Ennaïfer et du bibliophile Habib Lamsi.

-Quels sont les projets de la BNT pour prendre part à ce qui se prépare dans le pays comme événements nationaux ? Y a-t-il un plan d’action ?

-C’est l’intelligence des Tunisiens qui a fait la révolution, nous ne l’avons faite ni avec des armes ni avec des pierres ; or cette intelligence ne peut pas se concevoir en l’absence du livre comme institution. L’étude attentive et patiente des livres génère avec le temps l’intelligence du vivant et du social. Et c’est de cette intelligence que nous avons besoin pour comprendre ce qui nous arrive, en mesurer la portée et en tirer le meilleur parti, pour le bien du plus grand nombre.

La BNT est une institution vouée à l’intelligence et au savoir. Il n’y a pas de révolution sans intelligence.  Et pas d’avenir  à la révolution sans intelligence. La BNT entend contribuer à sa manière et avec les moyens qui lui sont propres, aux côtés des autres institutions et des citoyens, à ce vaste chantier qu’est la Tunisie d’après la dictature. Outre le cycle de rencontres avec les penseurs et les écrivains qui ont fait de cette mutation la matière de leurs œuvres, la BNT prépare deux manifestations qui présupposent le concours de tous.

Tous les partis politiques ont été invités par courrier à exposer,  au siège de la BNT,  les documents prospectus et affiches qu’ils ont conçus et produits après le 14 janvier. Cela permettra aux partis de se faire connaître, avant la clôture de la campagne,  et à la BN de réunir et de conserver cette documentation.

Nous nous engageons, parallèlement, dans un vaste travail d’inventaire de tous les articles d’opinion qui ont été publiés dans les journaux locaux pour les constituer en recueil et les publier en janvier 2012.

-Quel est votre diagnostic depuis votre arrivée

-Chaque fois que l’on découvre des choses à améliorer, on découvre des signes de bonne santé,  parce que si les choses sont perfectibles, c’est que nous pouvons grandir et nous améliorer ; il cependant reconnaître que des choses remarquables qui ont été réalisées, l’existence même de ce siège imposant de la BNT est un exploit en soi. Avec son architecture, la conception des espaces de travail, nous en tirons déjà parti mais nous pouvons améliorer davantage le potentiel mis à la disposition des chercheurs et  du pays.

-Le clan mafieux a pillé le patrimoine archéologique, le patrimoine de la BNT a-t-il échappé à ses griffes ?

-Je pense que les livres ne les intéressaient pas beaucoup  mais je me dois de dire, c’est une responsabilité nationale, que le mode de gestion et de préservation est à améliorer.

Malgré tous les efforts déployés par les administrations successives pour préserver ce fonds, il y a des livres qui disparaissent. Nous avons même instauré un contrôle magnétique, et malgré cela nous savons qu’il ya des livres qui disparaissent. Toutes les bibliothèques du monde prévoient un taux de disparition des livres mais ce n’est pas acceptable. Ce ne sont pas les mafieux qui volaient les livres mais ce sont probablement des gens qui aiment les livres et qui, parfois, les vendent. Il y a eu des livres de la BNT sur les étals des bouquinistes.

Notre gestion est à améliorer, c’est un grand défi, pour la BNT d’être elle aussi à la mesure de la nouvelle Tunisie, la Tunisie d’après la révolution. Parce que les habitudes de gestion approximative sont l’un des aspects de l’administration sous la dictature. C’est toute notre culture du travail qui devrait changer, notre relation à l’espace public devrait évoluer et tout cela représente des chantiers stimulants à ouvrir le plus rapidement possible.

Propos recueillis par Soufia Limam

 



[i] . Le Pr. Amor Cherni enseigne l’épistémologie et l’histoire de la philosophie à l’Université de Clermont-Ferrand.

 

 

Soufia Limam