Victoire de l’AKP – Quelles conséquences pour les révolutions arabes ?

En remportant comme prévu pour la 3ème fois consécutive les législatives turques, haut la main, avec 50,4% des voix (soit 21 millions de voix contre 16 en 2007), le parti islamo conservateur de Recep Tayyip Erdogan, l’AKP, réalise pourtant une victoire en demi-teinte : techniquement, il perd en effet quelques sièges à l’assemblée au profit de l’opposition laïque et n’obtient pas la majorité suffisante (deux tiers) qui aurait pu lui garantir une réécriture sans encombres de la constitution du pays, véritable enjeu déclaré de ces élections.

Pour autant, en Tunisie, certains partis de l’après révolutions arabes, fraîchement légalisés et à la popularité en nette hausse, se frottent sans doute déjà les mains, à l’image d’Ennahdha qui ne se cache pas avoir fait de l’AKP un double modèle : modèle idéologique d’une nouvelle modération affichée, mais aussi modèle de réussite dont il compte s’inspirer jusque dans le mode de gouvernance, s’il devait  un jour arriver aux affaires.

La machine à gagner de la droite intégrale

Quand l’économie va, tout va ! Cela pourrait être le nouveau slogan de l’AKP, tant la Turquie n’a cessé au fil des dernières 10 années de gouvernance de l’AKP, placées sous le signe de la décentralisation, de multiplier les records de croissance au mépris de la crise économique mondiale, en affichant en 2011 un insolent quasi 6% de croissance prévue. Il n’en fallait pas plus pour en faire le bon élève du FMI et des libéraux occidentaux dont on dit, pour beaucoup d’entre eux, qu’ils seraient moins regardants à l’égard du prix en termes d’avancées sociétales et en matière de libertés dans le pays, dont on ne peut pas dire qu’elles soient quant à elles en progression.

Car à y regarder de plus près, les chiffres macro-économiques cachent des réalités bien moins flatteuses pour le parti conservateur au pouvoir, avec notamment une statistique en net recul de l’emploi des femmes qui passe de 28% en 2007 à 25% de la population active aujourd’hui. Il faut dire que le parti n’a cessé au courant de son dernier mandat d’appeler les familles turques à enfanter davantage avec « au minimum 3 enfants par foyer », et d’appeler plus explicitement encore les mêmes femmes à rester au foyer pour s’occuper de leur progéniture.

Voilà de quoi se faire coïncider les rhétoriques respectives d’Erdogan et de Rached Ghannouchi, leader du principal parti islamiste tunisien, ce dernier martelant lors de ses derniers meetings qu’il entendait faire du mariage et de la natalité des clés de voûte de son programme économique, malgré le fait que la Tunisie ait déjà bien du mal à employer ses centaines de milliers de jeunes diplômés chômeurs.

En réalité, nombre d’observateurs s’accordent à dire qu’Ennahdha n’avait pas la moindre esquisse de programme économique avant qu’une délégation du parti ne se rende récemment en Turquie où des pourparlers auraient achevé leur conversion au libéralisme économique et à l’économie de marché, conscients dorénavant de l’importance de ce facteur aux yeux du reste du monde, passer de parti d’opposition à un parti de gouvernance aspirant à un rôle de premier plan nécessitant de montrer patte blanche en tant que futur partenaire fiable.

La longévité de l’AKP constitue, en outre, un autre aspect alléchant pour tout parti islamiste soucieux de s’installer dans la durée pour réformer en profondeur une société et y pérenniser un retour de l’ordre moral, objectif affiché, à terme, de ces partis. En effet, là où en politique la règle est en général une baisse sensible de la popularité au fil des années au pouvoir et des mandats effectués, au bout de deux mandats l’AKP peut se targuer de la performance inhabituelle d’une popularité au sommet qui lui permet de récolter l’adhésion de plus d’un turc sur deux. Un manque d’alternance et de pluralisme qui, combiné au recul des libertés individuelles (censure, interdiction de divers sites internet, etc.), fait légitimement craindre à l’observateur étranger une certaine dérive autoritaire germée.

Un coût déjà élevé pour la Turquie, encore inconnu pour sa zone d’influence

Sociétalement, cette « droite intégrale », aussi conservatrice fiscalement que socialement, a un prix. Et il n’est pas des moindres : le résultat d’une décennie de promotion des valeurs de l’islamo nationalisme au sommet de l’Etat se traduit aujourd’hui en Turquie par une extrême droite ultra nationaliste à 13%, un score inédit pour une tendance politique dont on ne s’attendait même pas à ce qu’elle soit représentée à l’assemblée et avec laquelle Erdogan devra désormais composer, là où son pari initial était de la canaliser au sein même de son parti. Loin de contenir les instincts identitaires, surfer sur les thèmes « faciles » du conservatisme et de la préférence nationale semble donc, une fois de plus, raviver des pulsions qui dans des sociétés moins marquées par une tradition ultra laïque comme en Turquie, risquent de faire se déporter encore plus à droite le paysage politique, comme dans certaines régions du Proche-Orient (Syrie, Liban, Gaza, etc.), où on a assisté à la naissance ou la renaissance d’un salafisme d’ultra droite, ouvertement en conflit avec des droites, même dures, mais faisant trop de concessions à son goût une fois à l’épreuve de la gouvernance.

Mais ce que certains appellent déjà une « poutinisation » du régime (allusion à Vladimir Poutine, Erdogan étant désireux de présidentialiser le système turque) ne s’arrête pas à la politique intérieure. Concentrer plus de pouvoirs aux mains d’un seul homme se traduit aussi par une politique étrangère qui entend non seulement peser et devenir incontournable dans la région, mais aussi défier au besoin les puissances occidentales. Habitué aux coups d’éclat, Erdogan a acquis une partie de sa popularité auprès de sa base électorale grâce à des sorties remarquées, notamment à Davos face au Premier ministre israélien qu’il interpela avec véhémence en 2009, ou encore en parrainant par la suite des flottilles en direction de Gaza, soutenues jusqu’au clash diplomatique. Le non remarqué par ailleurs à des sanctions contre à l’Iran pour ses aspirations nucléaires a fini de convaincre d’un virage dans la diplomatie turque qui se tournerait visiblement à l’avenir davantage vers un axe pro puissances « non alignées » qu’occidentales.

Une inquiétude néanmoins tempérée par la récente prise de position, certes tardive, du Premier ministre turque qui dénonça lors d’un entretien à deux jours des élections le régime syrien pour ses exactions commises à l’encontre de son peuple, tout en ouvrant enfin ses frontières aux réfugiés syriens. Une condamnation en réalité à demi-mot de Bachar Al Assad, un allié de longue date qu’Erdogan épargne relativement même aujourd’hui, en affirmant dans la même interview que les dérives meurtrières sont surtout à imputer au frère du président Alassad, le général Maher.

Si la doctrine Erdogan, forte de la démographie, de la puissance militaire et de l’économie turques, a les moyens de sa politique étrangère, il n’en va certainement pas de même pour de petits pays comme la Tunisie, qui si demain choisissent au lendemain de leurs révolutions de marcher sur les traces de l’AKP turque, risquent bien de devoir se résigner à en être des pays satellites, soumis à son hégémonie, comme au temps de l’Empire ottoman naguère diront certains.

Seif Soudani

Seif Soudani