Point de vue / Tunisie. La Peine de mort ou l’Etat barbare

 Point de vue / Tunisie. La Peine de mort ou l’Etat barbare

Une opinion sous le choc de l’assassinat d’une jeune fille, confirmée par une déclaration récente du président de la République, appelle à mettre en œuvre la peine de mort, suspendue en Tunisie depuis 1991.

 

« Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où elle est rare, la civilisation règne », disait au XIXe siècle Victor Hugo. « La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie », renchérit Robert Badinter, un autre abolitionniste, au XXe siècle. Tous les deux sont d’avis que la peine de mort est aussi immorale, barbare qu’inutile. En tuant les criminels, on n’élimine pas le crime. Loin s’en faut.

Dans le rapport d’Amnesty international de 2019 sur la peine de mort, il est constaté que la peine de mort recule dans le monde. Le pic mondial a été atteint, il est vrai, en 2015 avec 1634 exécutions. Mais, l’humanité fait chaque année un pas de plus vers l’abolition universelle de la peine de mort. Dans certains pays, certains condamnés à mort ont bénéficié d’une commutation de peine ou d’une grâce. Même aux Etats-Unis, ce pays qui autorise les citoyens de détenir des armes à feu, le New Hampshire est devenu le 21e Etat (sur une cinquantaine) à abolir la peine de mort. Mais celle-ci reste néanmoins appliquée dans de nombreux pays, dans tous les continents. Amnesty relève qu’en 2019, au moins 1227 condamnations à mort ont encore été prononcées dans 17 pays, un peu plus qu’en 2018. Il n’en reste pas moins qu’il y a une évolution générale du monde vers l’abolition de la peine de mort, qui n’a jamais été considérée, même par ses partisans instinctifs, comme un instrument utile et dissuasif. La peine de mort n’a jamais, et dans aucun pays, fait reculer la délinquance ou la criminalité. Ni sa menace ni son application effective n’ont pu rabaisser les statistiques de la violence et de la criminalité dans quelque pays que ce soit.

Exécutions et Etats barbares

La plupart des exécutions ont eu lieu surtout dans des Etats barbares ou autoritaires. Il s’agit, par ordre décroissant, de la Chine (l’Etat qui assassine le plus), de l’Iran, de l’Arabie saoudite, de l’Irak et de l’Égypte. L’Arabie saoudite a exécuté un nombre record de personnes en 2019, même des jeunes attachées à leurs droits et libertés. Elle a mis à mort en effet 184 personnes l’année dernière, soit le plus grand nombre d’exécutions recensées en une année dans ce pays. Mais on a condamné à mort et exécuté aussi au Bangladesh, au Bahreïn, en Afghanistan, à Taïwan, en Thaïlande, Irak, Malaisie, Pakistan, Singapour, Vietnam et au Yémen.

Il faut rappeler que la peine de mort et la torture sont la négation absolue de la dignité humaine. Au Moyen Âge, les deux pratiques étaient réunies, comme pour le bûcher, lorsqu’on brûlait à mort un condamné à mort. L’Eglise en a fait son œuvre avec les irréligieux, les mécréants et les sceptiques. La Tunisie a paradoxalement condamné et sanctionné la torture dans sa Constitution postrévolutionnaire, mais elle a maintenu la peine de mort dans sa législation, à laquelle restent attachés les islamistes, les conservateurs de tous bords. Même si cette peine a cessé d’être appliquée de fait en Tunisie depuis 1991. Un pays comme la Tunisie qui a aboli l’esclavage au XIXe siècle (1846) ne peut pas ne pas abolir la peine de mort au XXIe siècle. Autrement, le XIXe siècle serait dans notre histoire plus progressiste et plus civilisé que le XXIe siècle.

 

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Emotion de l’opinion tunisienne

Ces jours-ci, la peine de mort est de nouveau agitée en Tunisie par une opinion déjà inquiète par la montée de l’insécurité et des braquages (et du covid), à la suite de la découverte sur la route de la Marsa-Aïn Zaghouan, près de Tunis, d’une jeune fille de 29 ans, Rahma Lahmar, égorgée et dont le tueur est passé aussitôt arrêté aux aveux. Les photos de la jeune fille qui ont envahi les réseaux sociaux ont multiplié les vagues d’émotion. Du coup, l’opinion publique s’est mise à exiger sans délai l’application de la peine de mort dont la procédure exige, après le verdict du tribunal, l’accord du président de la République, qui semble favorable à la mettre en application, d’après sa déclaration récente liée à ce crime abject, conforme à sa conception orthodoxe de l’islam.

Hélas, l’opinion publique n’est pas un juge neutre et impartial en matière judiciaire, même si elle peut être dans son rôle lorsqu’elle « juge » ou arbitre les débats et conflits politiques. Et encore ! Dans le cas d’espèce, l’opinion tunisienne a condamné d’avance une personne avant d’être jugée, quelle que soit la monstruosité de l’acte. La mise à mort publique, comme les pendaisons moyenâgeuses récentes en Arabie saoudite, est un acharnement collectif suspect. Elle est de l’ordre du lynchage de foule et non de la justice, qui a besoin de sérénité pour accomplir son œuvre, suivre sa logique et donner à chacun ce qu’il lui revient, comme l’auraient dit Aristote ou Saint Thomas d’Aquin.

La justice ne coupe pas les têtes

Les croyants pieux disent, « c’est Dieu qui donne la vie, c’est lui qui doit la prendre ». Les progressistes, eux, sont généralement attachés à l’Etat de droit, respectueux de la dignité humaine, qui juge, mais qui ne coupe pas les têtes en devenant aussi barbare que les barbares. L’Etat démocratique, attaché aux valeurs humaines, doit être civilisé et non assassin. Assassin, il fait sienne les « valeurs » du criminel. L’Etat punit, mais n’égorge pas les moutons enragés. Dans le passé, aux Etats-Unis, en France et dans d’autres pays, il y a eu des condamnés à mort qui se sont avérés innocents après leur mise à mort, suite à de nouveaux éléments d’enquête qui ont fait apparaître tardivement la véracité des faits. La mise à mort ne permet pas de rattraper une erreur judiciaire, si de nouveaux éléments prouvent que le condamné à mort n’était pas le vrai coupable. La maxime « Œil pour œil, dent pour dent » a beau être de source biblique et islamique, n’est pas pour autant la Justice, symbolisée par une balance, elle-même symbole de l’équilibre. La justice doit peser, éliminer, classer, nuancer, préciser, évaluer, répartir les torts, distribuer, donner à chacun ce qui lui revient, pour avoir enfin des chances d’être équitable, d’être enfin une Justice. Elle n’est pas un règlement de comptes ou un combat à mort entre deux personnes devant faire ressortir un mort et un survivant. Fût-il un monstre, et c’est le cas de l’assassin de Rahma Lahmar, comme en 2013 du violeur du jardin d’enfants, l’Etat le punit, l’isole, le bannit, le sanctionne. Mais, Institution des institutions, l’Etat est un Educateur, un Etre incarnant « l’objectivité » et « la Raison », pour parler un langage hégélien, pas un voyou. Il ne s’abaisse pas au niveau du criminel. L’Etat était lui-même violent, agresseur, injuste et corrompu sous Ben Ali, c’est pourquoi une révolution a chassé ce dernier du pouvoir. Personne ne souhaite que cet Etat, qui fait ses premiers pas en démocratie, redevienne criminel à son tour aujourd’hui, même s’il connaît lui aussi quelques dérives.

Si vous tuez l’assassin d’un coup, il ne sentira de surcroît rien. Ce sera comme une mort subite. Mais si vous le condamnez à perpétuité, vous le tuez à l’usure, à petit feu, pendant une longue durée jusqu’à sa mort réelle. Une mort progressive est plus accablante, plus vicieuse pour lui qu’un couperet raide et tranchant qui le libère d’un coup et qu’il appellerait très probablement de ses vœux pour alléger son fardeau.

 

Et si c’était votre fille ou épouse ?

L’argument qu’on entend souvent: et si c’était votre fille ou votre épouse, seriez-vous contre la peine de mort ? est un argument fallacieux. Il ne devrait  pas justement y avoir deux justices, l’une pour nos proches, qui est censée être maximale, impitoyable, tranchante, parce qu’elle est affectée par l’émotion et les sentiments ; l’autre moins sévère, à laquelle on est indifférent, parce qu’elle est destinée aux autres. Vis-à-vis de la justice on devrait tous se situer à l’extérieur, être neutre, sans parti pris. Il n’y a pas en matière de justice de deux poids et deux mesures. La justice n’est pas affaire de personnes, elle est anonyme, impartiale, sans être aveugle. Elle vaut pour tous de la même manière, parce qu’elle est humaine. Il appartient au juge, et c’est sa mission, d’apprécier les faits selon la loi, ou selon son intime conviction, sans prendre la vie de quelqu’un, aussi criminel soit-il.

Il est déplacé de s’attaquer au crime et aux criminels sans nuance, sans distinction, en se référant aussitôt à la maxime « œil pour œil » et en souhaitant l’application contre tous les criminels, de manière absolue, la peine de mort. Il n’y a pas biologiquement de criminel né, sauf dans les conceptions racistes. Face à certaines situations, tout le monde peut tuer, même des personnes vertueuses, justes et équilibrées peuvent commettre le crime le plus féroce. Comme le disent les criminologues, ce qui sépare le criminel du non criminel, c’est juste le passage à l’acte. Evitons alors cette barbarie, cette négation de la civilisation qu’est la peine de mort. Essayons de dominer nos instincts et nos passions, faisons confiance aux juges pour nous rendre justice dans un pays qui marche vers la démocratie et la liberté, deux destinations qui ne vont pas sans le respect de la dignité humaine et sans l’abolition de la peine de mort.

 

Hatem M'rad