Le gouvernement a tort de ne pas créer une Ecole de science politique

 Le gouvernement a tort de ne pas créer une Ecole de science politique

Alors même que la politique est « tout » depuis la Révolution, la science politique n’est toujours « rien », six ans après. Alors même que la Tunisie souffre d’un mal chronique, celui du déficit de professionnalisme de la classe politique… 

Alors même que la classe politique est submergée par des intrus : technocrates, fonctionnaires, agronomes, juges, associatifs, syndicalistes, hommes d’affaires, médecins, managers, avocats, et même des voyous, charlatans et corrompus. Alors même que beaucoup d’acteurs dits politiques se découvrent des ambitions de pouvoir en l’absence de formation proprement politique. Alors même que le langage grossier et vulgaire des acteurs politiques ne cesse d’insulter l’intelligence des Tunisiens et que les partis n’ont ni vision claire de leur action, ni programme, ni stratégie, le gouvernement tunisien et le ministère de l’Enseignement supérieur refusent encore d’ouvrir une Ecole supérieure de science politique. Alors même que le citoyen a besoin d’une clarification politique des choix nationaux, la classe politique n’est pas à même de la lui donner. Alors que tous les métiers ont des écoles de formation professionnelle, du juge, architecte, médecin jusqu’au coiffeur, menuisier et caissière de supermarché, les métiers relatifs aux activités politiques n’en ont pas. Alors même que le pays construit à petits pas sa démocratie politique, il n’a toujours pas de formation académique pour la politique.

Le philosophe François Châtelet n’a pas tort : « La définition de l’ordre de la Cité suppose une science du politique ». On dit tous à notre enfant qui commence à apprendre : «  Ecoute, retiens et crois », mais au jeune étudiant ou à l’adulte, qui s’intéresse à la politique, par l’action ou par la pensée, on devrait dire : « Vois, compare et juge ». Observer, grouper, exposer, expliquer et commenter des faits. Voilà les clés de la science politique. La science politique est en effet une science beaucoup plus expérimentale que théorique. C’est la science de l’action politique, la science des phénomènes politiques réels, la science des acteurs politiques. Le monde démocratique développé l’a compris depuis des lustres, la Tunisie n’a ni vision, ni plan d’ensemble de son futur. Pourtant le futur national est d’abord le futur de l’élite politique aux commandes.

Malheureusement, six ans après une révolution politique historique, la Tunisie n’a toujours ni Institut d’Etudes Politiques, ni laboratoires, ni unités de recherches, ni revues en sciences politiques, ni politologues en nombre suffisant, ni hommes politiques professionnels. Le chef de gouvernement Youssef Chahed était tout fier, il y a quelques mois, de faire une conférence au prestigieux Institut d’Etudes Politiques de Paris, qui a formé son père. Il serait plus avisé de concevoir un tel établissement dans son propre pays. La postérité lui en sera sans doute redevable.

En Tunisie, paradoxalement, les facultés de droit ont une habilitation en master de science politique et une autre habilitation en doctorat de science politique, mais ils n’ont toujours pas d’habilitation en licence de science politique. Alors qu’il aurait fallu justement commencer par- là. Nous pensons que, c’est l’Ecole de science politique qui est la mieux placée pour créer la dynamique souhaitée en matière de science politique : recherches, revues, laboratoires, séminaires, publications, militantisme, groupes, partis.

Une pétition dans ce sens, signée par une quarantaine de doyens, directeurs d’établissements supérieurs, professeurs d’université et politologues, a été publiée dans divers journaux et sites web il y a environ deux ans. Pétition à la suite de laquelle, mon collègue Hamadi Redissi, politologue, et moi-même avions demandé et obtenu une audience auprès du précédent ministre de l’Enseignement supérieur, Chihab Bouden (du gouvernement Essid), auquel on a exposé le projet, présenté un rapport et remis un programme entier de licence pour un Institut d’Etudes Politiques, comme il nous l’a demandé. Le ministre semblait soutenir le projet. Il a estimé que l’infrastructure ne posait pas problème, ni l’achat de terrain (donc pas de problème de ressources financières). Le ministère a l’habitude de louer des bâtiments pour les Universités. Il fallait, d’après lui, faire des consultations préalables auprès de différents organismes, comme le Conseil de l’Université ou la commission sectorielle d’habilitation en droit public (qui habilite les licences et les masters en LMD en la matière). Cette dernière commission a, par la suite, reconnu à juste titre qu’elle était incompétente pour décider de la création d’un Institut d’Etudes Politiques, qui ne rentre pas dans ses compétences limitées aux habilitations des diplômes de droit public.

On a changé par la suite de ministre de l’Enseignement Supérieur sous le gouvernement Chahed, et à son tour l’actuel ministre n’est pas éternel. Aujourd’hui, il nous semble de plus en plus clair qu’on voudrait enterrer ce projet. Pourquoi toutes ces consultations préalables, alors qu’il s’agit ici de création d’établissement devant être prise par décret gouvernemental ? Personne n’est dupe.

Quelques semaines après l’avis d’incompétence de la commission sectorielle de droit public, une note officielle du ministère nous est parvenue à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, signée par un directeur général du ministère de l’Enseignement Supérieur, qui indiquait vaguement et sommairement qu’un Institut d’Etudes Politiques ne pouvait avoir de perspectives professionnelles pour les étudiants, sans autre explication convaincante. Comme si les autres disciplines de sciences humaines, telles la sociologie, l’histoire, la littérature, la psychologie, la philosophie pouvaient avoir plus de perspectives professionnelles que la science politique. Le ministère serait bien inspiré de consulter les statistiques des perspectives des diplômés de science politique à l’étranger et en France et d’éviter de rabâcher des préjugés tenaces. Dans ce dernier pays, les étudiants de science politique s’orientent globalement vers trois grands secteurs: le secteur privé, qui est de plus en plus prisé, la fonction publique, et le journalisme. Ils étudient désormais le management, le marketing, la communication, la finance. Ils utilisent des méthodes quantitatives pour leurs recherches, avec des tableaux, des courbes, des paraboles et des études chiffrées. Les entreprises apprécient en tout cas en leur sens de la communication, leur multidisciplinarité et leur esprit de synthèse qui leur permet de résoudre des problèmes pratiques.

La démocratie tunisienne a renforcé la vocation politique de certaines fonctions et a ouvert des nouvelles vocations : élus municipaux, régionaux, parlementaires, attachés parlementaires, délégués, fonctionnaires, membres de cabinet, consultants, journalistes, chargés de presse, militants, associatifs, ONG, sondeurs d’opinion, communicateurs, chercheurs, enseignants. La palette est devenue large. La note du ministère nous invitait à créer plutôt des licences de science politique dans nos facultés respectives de droit. Mais la science politique sera toujours marginale dans une faculté de droit et n’aura aucune chance de devenir une science dans la marginalité. Les méthodes d’enseignement des deux disciplines diffèrent radicalement.

On en est là aujourd’hui. Toujours pas d’Etablissement d’enseignement spécifique en science politique. Alors même que le besoin de science politique se fait sentir dans le pays. Beaucoup d’étudiants de licence viennent nous voir pour nous dire qu’ils auraient fait science politique, et non du droit, s’il y avait une Ecole de science politique. Il faut remarquer que face à la pression des diplômés en science politique, en master ou en doctorat (des étudiants formés à l’étranger et en Tunisie), de plus en plus nombreux, des concours de recrutement en science politique pour les maîtres-assistants et pour les agrégés, séparés des concours de droit, ont été ouverts ces dernières années par le Ministère.

Le monde change, pas la mentalité de fonctionnaires ? Pourquoi cette hypocrisie à propos d’une vocation capitale et porteuse, notamment dans une civilisation de gouvernance ? Voudrait-on que l’éducation politique des jeunes tunisiens soit le fait de l’infantilisme des plateaux de télévision ou des harangueurs de mosquées? Ne faudrait-il pas aider de bonne heure les jeunes à connaitre la vie politique de leur nation et à appuyer leurs ambitions par de bonnes méthodes d’action politique ?

Le refus des écoles de science politique est le propre des régimes autoritaires, des dictatures, et des systèmes de parti unique, toujours hérissés par le mot « politique » ou par la formation y conduisant. Bourguiba et Ben Ali n’en voulaient pas. La démocratie, elle,  s’accommode mal de la négation préméditée de la science de l’organisation de la Cité. On parlait ces jours-ci en Tunisie de la réussite auprès du public d’un musée réussi sur « l’Eveil de la nation » à partir de la dynastie beylicale. On attend encore l’autre « éveil », celui de la politique.

Hatem M'rad