La longue nuit des galériens de l’administration

 La longue nuit des galériens de l’administration

Un dimanche


MAGAZINE JANVIER 2018


Etrangers en situation régulière sur le sol français, ils sont réduits à passer la nuit dehors par centaines, dans l’espoir d’être reçus par l’administration pour renouveler leur titre de séjour, obtenir un récépissé… Parmi eux, de nombreux étudiants. Nous avons veillé à leurs côtés devant les sous-préfectures de Sarcelles et Palaiseau.


Trois heures du matin, un lundi, à la sous-préfecture de Sarcelles (Val-d’Oise). Face à l’entrée principale, abritées sous le porche des commerces, 15 personnes patientent dans la nuit noire, la pluie et le froid. “La première est arrivée à 21 heures hier !” lance l’un d’entre eux. Tarek, 25 ans, est algérien. Il vit en France depuis un an et vient pour ­renouveler son titre de séjour étudiant. C’est la deuxième fois qu’il se déplace. “J’étais là lundi dernier, vers 9 heures, mais il y avait au moins 150 personnes qui faisaient la queue. La dame à l’accueil m’a dit avec ironie : ‘Oh oui, vous avez une chance de passer… mais demain’”, raconte-t-il.


Cette fois, l’étudiant est venu à 23 heures pour espérer être reçu le lendemain. Il est quatrième sur la liste. “Qui est premier ?” interroge chacun en arrivant sur les lieux. “Tout le monde le cherche, car c’est lui qui note le nom des gens et leur attribue un numéro en fonction de l’ordre d’arrivée”, explique Tarek. Puisqu’il est impossible de prendre rendez-vous en ligne, étudiants et travailleurs étrangers viennent sur place pour tenter d’obtenir un “ticket”, seul sésame pour leur permettre d’effectuer leurs démarches auprès de l’administration française : demande ou renouvellement du titre de séjour ou de récépissé, changement d’adresse ou même, tout simplement, demande de renseignement.


 


Un homme dort à même le sol


“On s’organise comme on peut. La liste est une bonne idée”, estime Stéphane, qui a marché pendant quarante-cinq minutes pour rejoindre la sous-préfecture de nuit. Lui aussi est déjà venu la semaine dernière, à 6 h 30 : “A Sarcelles, ils ne distribuent que 80 tickets. J’étais le 82e, donc je n’en ai pas obtenu”, précise-t-il, frustré. Cette nuit, il est 23e et se dit optimiste. “On ne lâche rien, il faut bien prouver à l’Etat qu’on existe !” clame-t-il. Casque sur les oreilles, l’étudiant camerounais tue le temps en écoutant de la musique et en discutant avec son voisin.


Coussins, couvertures, sièges, ces compagnons d’infortune pensent à tout. “On apporte à manger et on partage, on sympathise avec les gens, on regarde une série sur le téléphone…” énumère Tarek, qui voit le bon côté des choses. Près de lui, un homme dort à même le sol. Des femmes sont escortées de leur progéniture – il n’est pas rare de voir des ­bébés dans leur poussette. Ceux qui le peuvent, comme ­Meriem, préfèrent venir en voiture. Cette Marocaine de 23 ans vient de terminer ses études et souhaite faire une demande d’APS (autorisation provisoire de séjour) pour se laisser le temps de trouver un emploi. C’est sa deuxième tentative : “Pendant que les gens dorment, nous, les étrangers, on est là en pleine nuit !” peste sa tante, qui l’accompagne. Inscrite sur la liste, ­Meriem rejoint le véhicule où elle compte finir sa nuit.


Du système D et de la solidarité. “On s’organise selon nos cours ou nos emplois”, confirme Ouamer. Son amie, qui s’est déplacée la semaine passée, n’a pas obtenu de ticket car un document manquait à son dossier. La jeune femme ne pouvant s’absenter de son travail une seconde fois, Ouamer est donc venu à sa place. “Cette situation est prévisible et ce n’est pas près de changer, analyse-t-il. Il y a beaucoup de demandes et peu de volonté de réformer : on décourage les gens pour les pousser à aller ailleurs.”


Contactée, la préfecture a reconnu des “lacunes” face à une situation “imprévue”, mais n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. “L’an dernier, c’était beaucoup plus calme, se souvient Inès, qui souhaitait renouveler son de titre de séjour salarié. Le bruit a couru qu’on pouvait facilement prendre rendez-vous à Sarcelles et que les délais étaient ­raisonnables. Et les gens ont dû faire de faux justificatifs de domicile pour pouvoir déposer leur dossier ici.”


Une fois le “ticket” obtenu, il faut patienter un mois avant d’être reçu, déposer son dossier et recevoir un récépissé. En moyenne, les ressortissants attendent deux mois pour obtenir leurs papiers. “Mais la plupart des préfectures ne respectent pas ces délais. Celle de Bobigny, c’est la pire : il faut attendre janvier rien que pour le rendez-vous de dépôt de dossier ! s’insurge Tarek. Et sans récépissé, les étrangers ne peuvent ni travailler, ni voyager.


 


Un trafic se met en place


A 7 heures, ils sont plus de 60 sur le trottoir. Le groupe commence à s’agiter, se lève et improvise des tickets en découpant des morceaux de papier pour y inscrire des numéros officieux. Après avoir fait l’appel, Tarek invite les gens à rejoindre la file d’attente, dans l’ordre établi. Jusqu’à l’ouverture, à 9 heures, celle-ci s’allonge et compte une centaine de personnes. Il arrive que les premiers sur la liste cèdent leur place à la dernière minute moyennant 20 euros. Une pratique courante, comme en témoigne Djamel. Ce diplômé algérien dépend de la sous-préfecture de Palaiseau, dans l’Essonne. “Certains vendent leurs places et d’autres achètent leur tranquillité”, relève-t-il. Master en poche, l’ingénieur de 24 ans vient d’être embauché par une entreprise et doit faire son changement de statut étudiant/salarié. “Dans mon cas, la préfecture distribue entre cinq à six tickets. Je suis venu une première fois à 2 h 45 du matin, je n’en ai pas eu”, dit-il.


Cinq jours plus tard, sa détermination le pousse à prendre des mesures draconiennes : “J’ai débarqué un dimanche après-midi à 15 heures pour avoir un ticket le lendemain matin.” Pour le reste, même procédé et même organisation qu’à Sarcelles. Premier arrivé, Djamel s’est occupé de la liste et a fait l’appel à 7h30 peu avant l’ouverture. Ce qu’il a fait pour s’occuper ? “J’ai lu un bouquin, écouté de la musique, bu un litre de café et sympathisé avec un prêtre”, sourit-il. Pour lui, c’est clair, il y a un manque criant d’organisation et d’effectifs. “On perd du temps et on loupe des opportunités à cause de ça. Je vais pourtant travailler, participer à l’économie. Je ne comprends pas pourquoi on nous complique les choses”, regrette le jeune homme. Mais pas question de se décourager : “Je sais que je ne pourrai pas exercer le métier que j’aime en Algérie, alors je me battrai jusqu’au bout pour pouvoir le faire ici”, conclut-il.

Nejma Brahim