Point de vue : Le nouveau pouvoir social en Tunisie

 Point de vue : Le nouveau pouvoir social en Tunisie

Des supporters du président Kais Saied. crédit photo : Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto / NurPhoto via AFP

La Tunisie se retrouve dans la situation d’un peuple demandeur de dictature et d’un autocrate répondant à cet écho « populaire ». Cela a fini par créer un redoutable pouvoir social.

Entre la double « décennie noire » de « l’ère nouvelle » de Ben Ali et la « présidence noire » du 25 juillet, il est indécent de parler de « décennie noire » de la transition démocratique. Chacune a son revers, même si tous les maux politiques ne sont pas identiques. Malgré tout, un Etat où on peut dénoncer démocratiquement l’hydre immonde est préférable à un état de confiscation outrancière et de paralysie générale. La transition était liberté et désordre. La présidence Saïed n’est ni ordre ni liberté ni droit. Elle est pénurie et crise aggravée (par rapport à la transition) à tous les niveaux.

Mais une certitude se dégage de l’histoire contemporaine tunisienne : le peuple tunisien aime être violé, volé, tyrannisé par des dictatures rétrogrades et immobiles, dites « stables » ou « sécurisantes », et déteste apprendre à jouir de sa liberté dans la difficulté honorable, comme les grandes nations. Sa volonté fléchit quasi-spontanément face à l’ordre autoritaire, comme un vieux réflexe qui remonte à la surface à la moindre gêne. L’instinct grégaire d’ordre l’emporte face au « luxe » de la liberté. Sans doute vestige lointain de l’ordre islamique. Les autocrates se réjouissent sans scrupules de cet état de fait. L’apprentissage de la démocratie et de la liberté, c’est à l’histoire future de le faire, pas les temps présents.

Le peuple voudrait, non sans élucubration, pour l’instant vivre nu et sécurisé à la fois. Négation de la révolution, de la transition et des islamistes, Saïed incarne tout cela à la fois, dans l’imaginaire. Le peuple y a même fortement applaudi. Quatre ans après, le peuple demeure encore nu, pire qu’avant dans le dénuement, et aussi insécurisé. On n’est plus dans « la décennie noire », mais dans la « présidence noire ». Ce peuple misérable vit à la fois la pénurie des matières premières, nécessaires à son besoin vital, et la « pénurie » des libertés, supposées superflues. A vouloir les choses à l’envers, on risque de s’y perdre.

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Des Tunisiens demandeurs de dictature

Si le peuple tunisien rêve aujourd’hui d’une amélioration progressive de son statut politique et social, il devrait interroger l’histoire et lui demander si un jour une dictature, ou même une démocrature, a pu devenir une démocratie ou rendre liberté, égalité et dignité à un peuple quelconque ? Est-ce que la plénitude du « manger – boire – dormir » de Ben Ali suffirait à lui rendre sa dignité ? Êtres non intelligents, les animaux s’en contenteront assurément par nécessité.

Pour les êtres humains, seul un peuple déshumanisé et impolitique, c’est-à-dire qui ne cherche pas la réalisation du Bien, se contenterait fatalement de stabilité fixiste, de sujétion garante du détournement de pouvoir. Hobbes parlait, il est vrai, du premier droit de l’homme, le droit à la vie, mais c’était dans son esprit pour justifier la nécessité du Léviathan, de l’Etat, de l’ordre public, gage du politique, pas pour légitimer le joug de l’escroquerie politique et du dépouillement moral des hommes. La politique réside seulement pour lui dans la décision effective du pouvoir. C’était au XVIIe siècle en Angleterre, siècle de guerre, de trouble et d’anarchie où les monarques se faisaient décapiter, comme le roi Charles Ier en 1649.

On s’interrogera toujours, après une ère malgré tout démocratique, et après une révolution, comment les Tunisiens, peuple et certaines élites, peuvent être eux-mêmes demandeurs de dictature, séduits par un populisme vulgaire. La jouissance de quelques libertés plus ou moins formelles leur suffit en l’absence de leurs conséquences logiques : des garanties institutionnelles solides. Ils se fient, non pas à la loi, mais aux illusions d’un homme, pire, à un confiscateur exerçant la fonction ingrate d’un Léviathan-garant.

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Un pouvoir bouleversé

Tocqueville, le véritable prophète de la démocrature, qu’il a pressenti avant l’heure, n’a cessé de nous prévenir dès le XIXe siècle du risque de la « servitude réglée, douce et paisible qui pourrait se combiner avec des formes extérieures de de liberté à l’ombre même de la volonté du peuple » (De la Démocratie en Amérique, II, p.325, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, nrf). Il a tout vu chez nous au XXIe siècle. Il nous a indiqué encore que l’anarchie n’est pas le mal principal qu’il faudrait craindre à l’ère démocratique, mais c’est plutôt l’amour de l’ordre, de la tranquillité publique qui risque de nous ruiner.

On croit à tort, dirigeants et dirigés, que la démocratie répand l’anarchie, par la force et l’énergie qu’elle met en action, qu’elle est une activité surabondante des uns et des autres ou plutôt des uns contre les autres, qu’elle est conflit artificiel avant d’être conciliation et entente. Tocqueville répond encore que « c’est en jouissant d’une liberté dangereuse que les Américains apprennent l’art de rendre les périls de la liberté moins grands » (Ibid, t.II, p.126). Les présidents Nixon, Clinton et Trump en savent quelque chose.

Le peuple tunisien a fait une révolution démocratique et agitée. Une agitation tellement chaotique et désordonnée qu’elle a fini par se retourner à la fois contre la démocratie de la transition et contre une révolution historique, notamment par le coup d’Etat soudain de Saïed et la violation sans vergogne de tout l’ordre constitutionnel. Au fond de lui-même, ce peuple est resté puéril dans sa quête d’une révolution idyllique, romantique, paisible. Comme si on pouvait faire le « rêve d’une révolution policée » selon l’expression de Claude Lefort (Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, p.94). A posteriori, les craintes du « despotisme réglé et doux » de Tocqueville se sont avérées bel et bien se justifiées. Les faits parlent d’eux-mêmes.

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Pouvoir et démocrature

Un peuple aussi conservateur que révolutionnaire, aimant l’ordre, comme le désordre, finit par rejoindre les soucis du dictateur incarné dans une sorte de démocrature, penchant à la fois vers l’ordre uniforme que vers le désordre spectaculaire. Ces deux attitudes d’un peuple demandeur de dictature et du despote instaurateur de dictature, en se rejoignant, finissent par donner lieu à un dangereux « pouvoir social » ou à un « individu collectif », selon l’angle de vue, fait de despotisme plébéien et de despotisme autocratique, coexistant même, luxe suprême, avec quelques ilots de liberté, en voie d’épuisement.

 

Hatem M'rad