Tunisie. Le « wishful thinking », un péché mortel en politique

 Tunisie. Le « wishful thinking », un péché mortel en politique

Le président Saïed lors de l’une de ses innombrables ballades dans la Médina de Tunis

La pensée désidérative ou « wishful thinking » décrit en rhétorique la prise de décision ou la formation de croyances basées sur ce qu’il est agréable à imaginer, conforme à nos souhaits, plutôt que sur des faits réels, vérifiables ou rationnels. Un péché originel en politique dont se rend souvent coupable l’opposition surtout face à des régimes populistes dont elle sous-estime la résilience.   

Une partie de l’opinion en Tunisie reste persuadée qu’une élection présidentielle libre sera tenue fin 2024, que des forces internationales interviendraient dans le cas d’un scénario contraire. Dès juin dernier, certains médias annonçaient même « le début de la fin » du président Kais Saïed. Cette propension à l’optimisme est notamment pratiquée par les modernistes qui ont accepté le pari risqué de la parenthèse autoritaire qui débarrasserait le pays de l’islamisme : il s’agit en somme de minimiser l’ampleur du gouffre de la dictature, présenté comme une suspension passagère et nécessaire des libertés, au nom des priorités.

 

Plusieurs décennies potentielles de dictature sociale

C’est en réalité méconnaître et sous-estimer la nature du type de régime en passe d’achever le verrouillage des institutions et de la société tout entière en Tunisie. Il sera extrêmement difficile à déboulonner d’abord parce qu’il a opéré une jonction non seulement avec les forces armées mais avec la « Tunisie d’en bas ». C’est ce que le politologue Hatem M’rad appelle « le nouveau pouvoir social en Tunisie », la situation redoutable d’un peuple demandeur de dictature et d’un autocrate répondant à cet écho « populaire ». Une configuration qui ressemble à certains régimes tiers-mondistes d’Amérique latine.

En l’occurrence, malgré l’amateurisme manifeste dans la gestion des rouages de l’Etat, nous sommes en présence d’un pouvoir plus conceptualisé et réfléchi que beaucoup ne le pensent, avec son noyau dur idéologique, ses théoriciens, très actifs bien que négligés par l’intelligentsia tunisienne. La discrète Sonia Charbti en est un parfait exemple. Ces dernières années, cette idéologue adepte de la lutte des classes a multiplié les interventions publiques mais peu documentées sur le projet politique de conquête à l’œuvre en Tunisie. Il en est de même pour ce que l’on appelle familièrement « le dépôt de la Mnihla », sorte de cellule animée par les radicaux frères Haj Mansour, autoproclamée force de proposition, et qui aurait l’oreille attentive du chef de l’Etat.

Hier 22 août 2023, les mandats de dépôt de six des détenus high profile arrêtés dans le cadre de la rocambolesque affaire de complot contre l’État ont été renouvelés, dans une relative indifférence générale. En dehors des familles et des cercles proches de ces opposants dont des ex ministres, qui ont scandé « A bas Kais Saïed ! », « A bas le coup d’Etat ! », l’opinion nationale et les chancelleries occidentales semblent s’accommoder désormais du statu quo.

Mieux, le très conciliant nouvel ambassadeur américain, Joey R. Hood, a même récemment « salué les efforts de la Tunisie pour la protection des migrants irréguliers », et rencontre désormais fréquemment les officiels tunisiens dans ce qui s’apparente à une entente cordiale affichée. Tout va très bien Madame la Marquise.

Les piètres chiffres de l’économie et les désastreuses performances des gouvernements Bouden et bientôt Hachani, des exécutants sans marge de manœuvre, ne plaident certes pas en faveur de lendemain prospères. Mais au sein de ce type de régime où l’irrationnel est roi et où tout échec dispose de l’alibi du complot contre la figure du Guide défenseur du peuple, les faits comptent peu. Certains médias étrangers l’ont compris, ils titrent en ce mois d’août : « Malgré les crises multiples, le président tunisien demeure populaire ».

Tout comme les partis politiques n’avaient eu aucun rôle dans la révolution de 2011, tout porte à croire que seule une crise économique majeure, de type collapse, pourrait créer un nouvel élan insurrectionnel dans le pays, les peuples n’étant mus que par leurs propres intérêts socio-économiques. Entre-temps, tout discours visant à balayer d’un revers de main moqueur la possibilité que le régime Saïed se maintienne de 15 à 20 ans au pouvoir est un discours du déni, un raisonnement fallacieux qui se rend coupable d’un authentique wishful thinking.

Seif Soudani